Trois Contes - Flaubert Gustave (читать книги онлайн бесплатно серию книг txt) 📗
Et les amis d'Antipas, les principaux de la Galilee, reprirent, en hochant la tete:
«Les demons, evidemment.»
Jacob, debout entre leur table et celle des pretres, se taisait d'une maniere hautaine et douce.
Ils le sommaient de parler: «Justifie son pouvoir!»
Il courba les epaules, et a voix basse, lentement, comme effraye de lui-meme: «Vous ne savez donc pas que c'est le Messie?»
Tous les pretres se regarderent; et Vitellius demanda l'explication du mot. Son interprete fut une minute avant de repondre.
Ils appelaient ainsi un liberateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns meme soutenaient qu'il fallait compter sur deux. Le premier serait vaincu par Gog et Magog, des demons du Nord; mais l'autre exterminerait le Prince du Mal; et, depuis des siecles, ils l'attendaient a chaque minute.
Les pretres s'etant concertes, Eleazar prit la parole.
D'abord le Messie serait enfant de David, et non d'un charpentier; il confirmerait la Loi. Ce Nazareen l'attaquait; et, argument plus fort, il devait etre precede par la venue d'Elie.
Jacob repliqua:
«Mais il est venu, Elie!
– Elie! Elie!» repeta la foule, jusqu'a l'autre bout de la salle.
Tous, par l'imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de corbeaux la foudre allumant un autel des pontifes idolatres jetes aux torrents et les femmes, dans les tribunes, songeaient a la veuve de Sarepta. Jacob s'epuisait a redire qu'il le connaissait! Il l'avait vu! et le peuple aussi!
«Son nom?»
Alors, il cria de toutes ses forces:
«Iaokanann!»
Antipas se renversa comme frappe en pleine poitrine. Les Sadduceens avaient bondi sur Jacob. Eleazar perorait, pour se faire ecouter.
Quand le silence fut etabli, il drapa son manteau, et comme un juge posa des questions.
«Puisque le prophete est mort…»
Des murmures l'interrompirent. On croyait Elie disparu seulement.
Il s'emporta contre la foule, et, continuant son enquete:
«Tu penses qu'il est ressuscite?
– Pourquoi pas?» dit Jacob.
Les Sadduceens hausserent les epaules; Jonathas, ecarquillant ses petits yeux, s'efforcait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot que la pretention du corps a la vie eternelle; et il declama, pour le Proconsul, ce vers d'un poete contemporain:
Nec crescit, nec post mortem durare videtur.
Mais Aulus etait penche au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l'estomac.
Les Sadduceens feignirent un grand emoi le lendemain, la sacrificature leur fut rendue; Antipas etalait du desespoir; Vitellius demeurait impassible. Ses angoisses etaient pourtant violentes; avec son fils il perdait sa fortune.
Aulus n'avait pas fini de se faire vomir qu'il voulut remanger.
«Qu'on me donne de la rapure de marbre, du schiste de Naxos, de l'eau de mer, n'importe quoi! Si je prenais un bain?»
Il croqua de la neige, puis, ayant balance entre une terrine de Commagene et des merles roses, se decida pour des courges au miel. L'Asiatique le contemplait, cette faculte d'engloutissement denotant un etre prodigieux et d'une race superieure.
On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre; et les pretres discutaient sur la resurrection. Ammonius, eleve de Philon le Platonicien, les jugeait stupides, et le disait a des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s'etaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu'il avait ressenti sous le bapteme de Mithra, et Jacob l'engageait a suivre Jesus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les crateres, des crateres dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait, les c?urs s'epanchaient. Iacim, bien que Juif, ne cachait plus son adoration des planetes. Un marchand d'Aphaka ebahissait des nomades, en detaillant les merveilles du temple d'Hierapolis; et ils demandaient combien couterait le pelerinage. D'autres tenaient a leur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne celebrant ce promontoire de la Scandinavie, ou les dieux apparaissent avec les rayons de leurs figures; et des gens de Sichem ne mangerent pas de tourterelles, par deference pour la colombe Azima.
Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle; et la vapeur des haleines avec les fumees des candelabres faisaient un brouillard dans l'air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d'etudier le firmament, mais n'avancait pas jusqu'au Tetrarque, redoutant les taches d'huile qui, pour les Esseniens, etaient une grande souillure.
Des coups retentirent contre la porte du chateau.
On savait maintenant que Iaokanann s'y trouvait detenu. Des hommes avec des torches grimpaient le sentier. Une masse noire fourmillait dans le ravin et ils hurlaient de temps a autre:
«Iaokanann! Iaokanann!
– Il derange tout!» dit Jonathas.
«On n'aura plus d'argent, s'il continue!» ajouterent les Pharisiens.
Et des recriminations partaient:
«Protege-nous!
– Qu'on en finisse!
– Tu abandonnes la religion!
– Impie comme les Herode!
– Moins que vous! repliqua Antipas. C'est mon pere qui a edifie votre temple!»
Alors les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans des Matathias accuserent le Tetrarque des crimes de sa famille.
Ils avaient des cranes pointus, la barbe herissee, des mains faibles et mechantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l'air de bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des pretres, nourris par le rebut des holocaustes, s'elancerent jusqu'au bas de l'estrade; et avec des couteaux ils menacaient Antipas, qui les haranguait, pendant que les Sadduceens le defendaient mollement. Il apercut Mannaei, et lui fit signe de s'en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne le regardaient pas.
Les Pharisiens, restes sur leur triclinium, se mirent dans une fureur demoniaque. Ils briserent les plats devant eux. On leur avait servi le ragout cheri de Mecene, de l'ane sauvage, une viande immonde.
Aulus les railla a propos de la tete d'ane, qu'ils honoraient, disait-on, et debita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C'etait sans doute parce que cette grosse bete avait tue leur Bacchus; et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait decouvert dans le Temple une vigne d'or.