Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (читать книги без регистрации полные .txt) 📗
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"Lecteur, je suis moi-m?me la mati?re de mon livre": c'est ce surprenant aveu de subjectivit? qui ouvre l'un des textes les plus modernes de la litt?rature fran?aise, quoique l'un des plus anciens. ? la mort de son ami La Bo?tie, Montaigne d?cide en effet de prendre la plume pour perp?tuer leurs discussions si f?condes. Sur ce mode autobiographique, tous les sujets seront abord?s, de l'amiti? ? l'?ducation, de la philosophie ? la lecture, de la religion ? la mort des hommes. En s'observant lui-m?me, Montaigne fait ainsi le tour de l'homme, proposant une r?flexion essentielle sur sa place dans le monde et sur le champ d'action de la pens?e humaine.
Au si?cle de Rabelais, des po?tes de la Pl?iade et de l'humanisme europ?en, l'oeuvre de Montaigne reste une m?t?orite inclassable, entre ?criture personnelle et monument philosophique. Oeuvre d'un homme engag? dans son temps, les Essais allaient fonder toute une tradition d'?criture ? la fran?aise, de Pascal ? Malraux, de Rousseau ? Camus.
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d'apres l'edition de 1595
CHAPITRE I De l'utile et de l'honeste
PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises: le malheur est, de les dire curieusement:
N? iste magno conatu magnas nugas dixerit .
Cela ne me touche pas; les miennes m'eschappent aussi nonchallamment qu'elles le valent: D'ou bien leur prend: Je les quitterois soudain, a peu de coust qu'il y eust: Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu'elles poisent: Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre: Qu'il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa a si grand interest? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le trouvoit bon, on le defferoit d'Ariminius par poison. C'estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrees la. Il fit responce, que le peuple Romain avoit accoustume de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette: il quitta l'utile pour l'honeste. C'estoit (me direz vous) un affronteur. Je le croy: ce n'est pas grand miracle, a gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt: d'autant que la verite la luy arrache par force, et que s'il ne la veult recevoir en soy, aumoins il s'en couvre, pour s'en parer.
Nostre bastiment et public et prive, est plein d'imperfection: mais il n'y a rien d'inutile en nature, non pas l'inutilite mesmes, rien ne s'est ingere en cet univers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est simente de qualitez maladives: l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d'une si naturelle possession, que l'image s'en recognoist aussi aux bestes: Voire et la cruaute, vice si desnature: car au milieu de la compassion, nous sentons au dedans, je ne scay quelle aigre-douce poincte de volupte maligne, a voir souffrir autruy: et les enfans la sentent:
Suave mari magno turbantibus ?quora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem .
Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l'homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie: De mesme, en toute police: il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux: Les vices y trouvent leur rang, et s'employent a la cousture de nostre liaison: comme les venins a la conservation de nostre sante. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoing, et que la necessite commune efface leur vraye qualite: il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays: Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux: Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre: resignons cette commission a gens plus obeissans et plus soupples.
Certes j'ay eu souvent despit, de voir des juges, attirer par fraude et fauces esperances de faveur ou pardon, le criminel a descouvrir son fait, et y employer la piperie et l'impudence: Il serviroit bien a la justice, et a Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d'autres moyens plus selon moy. C'est une justice malicieuse: et ne l'estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy. Je respondy, n'y a pas long temps, qu'a peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince: Et ne hay pas seulement a piper, mais je hay aussi qu'on se pipe en moy: je n'y veux pas seulement fournir de matiere et d'occasion.
En ce peu que j'ay eu a negocier entre nos Princes, en ces divisions, et subdivisions, qui nous deschirent aujourd'huy: j'ay curieusement evite, qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins qu'ils peuvent: moy, je m'offre par mes opinions les plus vives, et par la forme plus mienne: Tendre negotiateur et novice: qui ayme mieux faillir a l'affaire, qu'a moy. C'a este pourtant jusques a cette heure, avec tel heur, (car certes fortune y a la principalle part) que peu ont passe demain a autre, avec moins de soupcon, plus de faveur et de privaute. J'ay une facon ouverte, aisee a s'insinuer, et a se donner credit, aux premieres accointances. La naifvete et la verite pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunite et leur mise. Et puis de ceux-la est la liberte peu suspecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest: Et peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l'asprete de son parler: Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, et sans amender par la mes affaires. Ma liberte m'a aussi aiseement descharge du soupcon de faintise, par sa vigueur (n'espargnant rien a dire pour poisant et cuisant qu'il fust: je n'eusse peu dire pis absent) et en ce, qu'elle a une montre apparente de simplesse et de nonchalance: Je ne pretens autre fruict en agissant, que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions: Chasque action fait particulierement son jeu: porte s'il peut.
Au demeurant, je ne suis presse de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands: ny n'ay ma volonte garrotee d'offence, ou d'obligation particuliere. Je regarde nos Roys d'une affection simplement legitime et civile, ny emeue ny demeue par interest prive, dequoy je me scay bon gre. La cause generale et juste ne m'attache non plus, que moderement et sans fievre. Je ne suis pas subjet a ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes: La colere et la hayne sont au dela du devoir de la justice: et sont passions servans seulement a ceux, qui ne tiennent pas assez a leur devoir, par la raison simple: Utatur motu animi, qui uti ratione non potest. Toutes intentions legitimes sont d'elles mesmes temperees: sinon, elles s'alterent en seditieuses et illegitimes. C'est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et le coeur ouvert.
A la verite, et ne crains point de l'advouer, je porterois facilement au besoing, une chandelle a Sainct Michel, l'autre a son serpent, suivant le dessein de la vieille: Je suivray le bon party jusques au feu, mais exclusivement si je puis: Que Montaigne s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est: mais s'il n'est pas besoing, je scauray bon gre a la fortune qu'il se sauve: et autant que mon devoir me donne de corde, je l'employe a sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez?
Aux hommes, comme luy privez, il est plus aise: Et en telle sorte de besongne, je trouve qu'on peut justement n'estre pas ambitieux a s'ingerer et convier soy-mesmes: De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste: Ea non media, sed nulla via est, velut eventum expectantium, quo fortun? consilia sua applicent .
Cela peut estre permis envers les affaires des voysins: et Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs; tenant une Ambassade a Delphes, avec des presents pour estre en eschauguette, a veoir de quel coste tomberoit la fortune, et prendre l'occasion a poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party: mais de ne s'embesongner point, a homme qui n'a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, je le trouve plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse) qu'aux guerres estrangeres: desquelles pourtant, selon nos loix, ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent tout a faict, le peuvent, avec tel ordre et attrempance, que l'orage debvra couler par dessus leur teste, sans offence. N'avions nous pas raison de l'esperer ainsi du feu Evesque d'Orleans, sieur de Morvilliers? Et j'en cognois entre ceux qui y ouvrent valeureusement a cette heure, de moeurs ou si equables, ou si douces, qu'ils seront, pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c'est aux Roys proprement, de s'animer contre les Roys: et me moque de ces esprits, qui de gayete de coeur se presentent a querelles si disproportionnees: Car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince, pour marcher contre luy ouvertement et courageusement, pour son honneur, et selon son devoir: s'il n'aime un tel personnage, il fait mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix, et defence de l'ancien estat, a tousjours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s'ils ne les honorent.
Mais il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine asprete, qui naist de l'interest et passion privee, ny courage, une conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignite, et violence: Ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est leur interest: Ils attisent la guerre, non par ce qu'elle est juste, mais par ce que c'est guerre.
Rien n'empesche qu'on ne se puisse comporter commodement entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement: conduisez vous y d'une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee, et qui ne vous engage tant a l'un, qu'il puisse tout requerir de vous: Et vous contentez aussi d'une moienne mesure de leur grace: et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.
L'autre maniere de s'offrir de toute sa force aux uns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu: scait-il pas, que de soy vous en faites autant a son tour? Il vous tient pour un meschant homme: ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyaute: Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu'ils apportent: mais il se faut garder, qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut.
Je ne dis rien a l'un, que je ne puisse dire a l'autre, a son heure, l'accent seulement un peu change: et ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou cogneues, ou qui servent en commun. Il n'y a point d'utilite, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a este fie a mon silence, je le cele religieusement: mais je prens a celer le moins que je puis: C'est une importune garde, du secret des Princes, a qui n'en a que faire. Je presente volontiers ce marche, qu'ils me fient peu: mais qu'ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte: J'en ay tousjours plus sceu que je n'ay voulu.
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