Том 3. Публицистические произведения - Тютчев Федор Иванович (электронную книгу бесплатно без регистрации .txt) 📗
Il voudrait tout bonnement recommencer au dix-neuvième siècle ce qu’ il avait essayé de faire au treizième et ce qui déjà alors lui avait si mal réussi. C’est la même tentative sous d’autres noms et au moyen de procédés un peu différents. C’est toujours cette ancienne, cette incurable prétention de fonder dans l’Orient orthodoxe un Empire latin, de faire de ces pays une annexe, une dépendance de l’Europe occidentale.
Il est vrai que pour arriver à ce résultat, il faudrait commencer par éteindre dans ces populations tout ce qui jusqu’à présent a constitué leur vie morale, par détruire en elles ce que les Turcs eux-mêmes ont épargné. Mais ce n’est pas là une considération qui pouvait arrêter un seul instant le prosélitisme occidental, persuadé qu’il est que toute société qui n’est pas exactement faite à l’image de celle de l’Occident n’est pas digne de vivre, et fort de cette conviction il se mettrait bravement à l’œuvre pour délivrer ces populations de leur nationalité comme d’un reste de barbarie.
Mais cette Providence historique qui est au fond des choses humaines y a heureusement pourvu. Déjà au treizième siècle l’Empire d’Orient, tout mutilé, tout énervé qu’il était, a trouvé en lui-même assez de vie pour rejeter de son sein la domination latine après soixante et quelques années d’une existence contestée; et certes il faut convenir que depuis lors le véritable Empire d’Orient, l’Empire orthodoxe, s’est grandement relevé de sa déchéance.
C’est ici une question sur laquelle la science occidentale malgré ses prétentions à l’infaillibilité a toujours été en défaut. L’Empire d’Orient est constamment resté une énigme pour elle; elle a bien pu le calomnier, elle ne l’a jamais compris. Elle a traité l’Empire d’Orient comme Monsieur de Custine vient de traiter la Russie, après l’avoir étudié à travers sa haine doublée de son ignorance. On n’a su jusqu’à présent se rendre un compte vrai ni du principe de vie qui a assuré à l’Empire d’Orient ses mille ans d’existence, ni de la circonstance fatale qui a fait que cette vie si tenace a toujours été contestée et à quelques égards si débile.
Ici, pour rendre ma pensée avec une précision suffisante, je devrais entrer dans des développements historiques que ne comportent point les bornes de cette notice. Mais telle est l’analogie réelle, telle est l’affinité intime et profonde qui rattache la Russie à ce glorieux antécédent de l’Empire d’Orient, qu’à défaut d’études historiques assez approfondies il suffit à chacun de nous de consulter ses impressions les plus habituelles et pour ainsi dire les plus élémentaires, pour comprendre d’instinct ce que c’était que ce principe de vie, cette âme puissante qui pendant mille ans a fait vivre et durer ce corps si frêle de l’Empire d’Orient. Cette âme, ce principe, c’était le Christianisme, c’était l’élément Chrétien tel que l’avait formulé l’Eglise d’Orient, combiné ou pour mieux dire identifié non seulement avec l’élément national de l’état, mais encore avec la vie intime de la société. Des combinaisons analogues ont été tentées, ont été accomplies ailleurs, mais elles n’ont eu nulle part ce caractère profond et original. Ici, ce n’était pas simplement une Eglise se faisant nationale dans l’acception ordinaire du mot comme cela s’est vu ailleurs, c’était l’Eglise se faisant la forme essentielle, l’expression suprême d’une nationalité déterminée, de la nationalité de toute une race, de tout un monde. Voilà aussi, soit dit en passant, comment il a pu se faire que plus tard cette même Eglise d’Orient est devenue comme le synonyme de la Russie, l’autre nom, le nom sacré de l’Empire, triomphante partout où elle règne, militante partout où la Russie n’a pas encore fait pleinement reconnaître sa domination. En un mot si intimement associée à ses destinées qu’il est vrai de dire qu’à des degrés divers il y a de la Russie partout où se rencontre l’Eglise orthodoxe.
Quant à l’ancien, à ce premier Empire d’Orient, la circonstance fatale qui a pesé sur ses destinées, c’est qu’il n’a jamais pu mettre en œuvre qu’une portion minime de la race sur laquelle il aurait dû principalement s’appuyer. Il n’a occupé que la lisière du monde que la Providence tenait en réserve pour lui; c’est le corps cette fois qui a manqué à l’âme. Voilà pourquoi cet Empire, malgré la grandeur de son principe, est constamment resté à l’état de l’ébauche, pourquoi il n’a pu opposer à la longue une résistance efficace aux ennemis qui l’enveloppaient de toutes parts. Son assiette territoriale a toujours manqué de base et de profondeur, c’était, pour tout dire, une tête séparée de son tronc. Aussi, par une de ces combinaisons Providentielles qui sont en même temps profondément naturelles et historiques, c’est le lendemain du jour où l’Empire d’Orient a paru définitivement succomber sous les coups de la destinée qu’il a en réalité pris possession de son existence définitive. Constantinople tombait aux mains des Turcs en 1453 et neuf ans après, en 1462, le grand Ivan III arrivait au trône de Moscou.
Qu’on ne s’éffarouche pas de grâce de toutes ces généralités historiques quelqu’hasardées qu’elles puissent paraître à la première vue. Qu’on se dise bien que ces prétendues abstractions, c’est nous-même, c’est notre passé, notre présent, notre avenir. Nos ennemis le savent bien, tâchons de le savoir comme eux. C’est parce qu’ils le savent, c’est parce qu’ils ont compris que tous ces pays, toutes ces populations qu’ils voudraient conquérir au système occidental, tiennent à la Russie historiquement parlant comme des membres vivants tiennent au corps dont ils font partie, qu’ils travaillent à relâcher, à rompre s’il est possible, le lien organique qui les rattache à nous.
Ils ont compris que tant que ce lien subsiste, tous leurs efforts pour éteindre dans ces populations la vie qui leur est propre resteraient éternellement stériles. Encore une fois le bût qu’on se propose est le même qu’au treizième siècle, mais les moyens différents. A cette époque l’Eglise latine voulait brutalement se substituer dans tout l’Orient Chrétien à l’Eglise orthodoxe; maintenant on cherchera à ruiner les fondements de cette Eglise par la prédication philosophique.
Au treizième siècle la domination de l’Occident prétendait s’approprier ces pays directement et les gouverner en son propre nom; maintenant faute de mieux on cherchera à y provoquer, à y favoriser l’établissement de petites nationalités bâtardes, de petites existences politiques, soi-disant indépendantes, vains simulacres bien mensongers, bien hypocrites, bons, tout au plus, à masquer la réalité, et cette réalité ce serait maintenant comme alors: la domination de l’Occident.
Ce qui vient d’être tenté en Grèce est une grande révélation et devrait servir d’enseignement à tout le monde. Il est vrai que jusqu’à présent la tentative ne paraît guère avoir profité à ceux qui en ont été les instigateurs. L’arme a répercuté contre la main qui s’en est servie. Et cette révolution qui après avoir annulé un pouvoir d’origine étrangère paraît avoir restitué l’initiative à des influences plus nationales, pourrait fort bien en définitive aboutir à resserrer le lien qui rattache ce petit pays au grand tout, dont il n’est qu’une fraction.
Il faut se dire d’ailleurs que tout ce qui se passe ou se passerait en Grèce ne sera jamais qu’un épisode, un détail de la grande lutte entre l’Occident et nous. Ce n’est pas là-bas, aux extrémités que l’immense question sera décidée. C’est ici, parmi nous, au centre, au cœur même de ce monde de l’Orient Chrétien, de l’Orient Européen que nous représentons, de ce monde qui est nous-même. Ses destinées définitives qui sont aussi les nôtres, ne dépendent que de nous; elles dépendent avant tout du sentiment plus ou moins énergique qui nous lie, qui nous identifie l’un à l’autre.
Répétons-le donc et ne nous lassons pas de le redire: l’Eglise d’Orient est l’Empire orthodoxe, l’Eglise d’Orient héritière légitime de l’Eglise universelle, l’Empire orthodoxe identique dans son principe, étroitement solidaire dans toutes ses parties. Est-ce là ce que nous sommes? ce que nous voulons être? Est-ce là ce que l’on prétend nous contester?