Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de (бесплатная библиотека электронных книг txt) 📗
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventæ
Poplitibus, timidoque tergo.
Et que nulle trampe de cuirasse vous couvre,
Ille licet ferro cautus se condat in ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
aprenons à le soustenir de pied ferme, et à le combatre: Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté, pratiquons le, accoustumons le, n'ayons rien si souvent en la teste que la mort: à tous instans representons la à nostre imagination et en tous visages. Au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille, à la moindre piqueure d'espeingle, remachons soudain, Et bien quand ce seroit la mort mesme? et là dessus, roidissons nous, et nous efforçons. Parmy les festes et la joye, ayons tousjours ce refrein de la souvenance de nostre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre allegresse est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la menasse. Ainsi faisoient les Egyptiens, qui au milieu de leurs festins et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'Anatomie seche d'un homme, pour servir d'avertissement aux conviez.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,
Grata superveniet, quæ non sperabitur hora.
Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout. La premeditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Il n'y a rien de mal en la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la privation de la vie n'est pas mal. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contraincte. Paulus Æmylius respondit à celuy, que ce miserable Roy de Macedoine son prisonnier luy envoyoit, pour le prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu'il en face la requeste à soy mesme.
A la verité en toutes choses si nature ne preste un peu, il est mal-aysé que l'art et l'industrie aillent guiere avant. Je suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux: il n'est rien dequoy je me soye des tousjours plus entretenu que des imaginations de la mort; voire en la saison la plus licentieuse de mon aage,
Jucundum cum ætas florida ver ageret.
Parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à part moy quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque esperance, cependant que je m'entretenois de je ne sçay qui surpris les jours precedens d'une fievre chaude, et de sa fin au partir d'une feste pareille, et la teste pleine d'oisiveté, d'amour et de bon temps, comme moy: et qu'autant m'en pendoit à l'oreille.
Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit.
Je ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'un autre. Il est impossible que d'arrivee nous ne sentions des piqueures de telles imaginations: mais en les maniant et repassant, au long aller, on les apprivoise sans doubte: Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frenesie: Car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne feit moins d'estat de sa duree. Ny la santé, que j'ay jouy jusques à present tresvigoureuse et peu souvent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que je m'eschappe. Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut estre faict un autre jour, le peut estre aujourd'huy. De vray les hazards et dangiers nous approchent peu ou rien de nostre fin: Et si nous pensons, combien il en reste, sans cet accident qui semblent nous menasser le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouverons que gaillars et fievreux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et en repos elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est: nemo in crastinum sui certior .
Ce que j'ay affaire avant mourir, pour l'achever tout loisir me semble court, fust ce d'une heure. Quelcun feuilletant l'autre jour mes tablettes, trouva un memoire de quelque chose, que je vouloys estre faite apres ma mort: je luy dy, comme il estoit vray, que n'estant qu'à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m'estoy hasté de l'escrire là, pour ne m'asseurer point d'arriver jusques chez moy. Comme celuy, qui continuellement me couve de mes pensees, et les couche en moy: je suis à toute heure preparé environ ce que je le puis estre: et ne m'advertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut estre tousjours botté et prest à partir, en tant que en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à soy.
Quid brevi fortes jaculamur ævo
Multa?
Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois. L'un se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'une belle victoire: l'autre qu'il luy faut desloger avant qu'avoir marié sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans: l'un pleint la compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez principales de son estre.
Je suis pour cette heure en tel estat, Dieu mercy, que je puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose quelconque: Je me desnoue par tout: mes adieux sont tantost prins de chascun, sauf de moy. Jamais homme ne se prepara à quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint plus universellement que je m'attens de faire. Les plus mortes morts sont les plus saines.
Miser ô miser (aiunt) omnia ademit.
Una dies infesta mihi tot præmia vitæ:
et le bastisseur,
Manent (dict-il) opera interrupta, minæque
Murorum ingentes.
Il ne faut rien designer de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes nés pour agir:
Cum moriar, medium solvar et inter opus.
Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie, tant qu'on peut: et que la mort me treuve plantant mes choux, mais nonchallant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. J'en vis mourir un, qui estant à l'extremité se pleignoit incessamment, dequoy sa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il avoit en main, sur le quinziesme ou seixiesme de nos Roys.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Jam desiderium rerum super insidet una.
Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout ainsi qu'on a planté nos cimetieres joignant les Eglises, et aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher point de voir un homme mort: et affin que ce continuel spectacle d'ossemens, de tombeaux, et de convois nous advertisse de nostre condition.
Quin etiam exhilarare viris convivia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis.
Et comme les Egyptiens apres leurs festins, faisoient presenter aux assistans une grande image de la mort, par un qui leur crioit: Boy, et t'esjouy, car mort tu seras tel: Aussi ay-je pris en coustume, d'avoir non seulement en l'imagination, mais continuellement la mort en la bouche. Et n'est rien dequoy je m'informe si volontiers, que de la mort des hommes: quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu: ny endroit des histoires, que je remarque si attentifvement.
Il y paroist, à la farcissure de mes exemples: et que j'ay en particuliere affection cette matiere. Si j'estoy faiseur de livres, je feroy un registre commenté des morts diverses, qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre.
Dicearchus en feit un de pareil titre, mais d'autre et moins utile fin.
On me dira, que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il n'y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là: laissez les dire; le premediter donne sans doubte grand avantage: Et puis n'est-ce rien, d'aller au moins jusques là sans alteration et sans fiévre? Il y a plus: nature mesme nous preste la main, et nous donne courage. Si c'est une mort courte et violente, nous n'avons pas loisir de la craindre: si elle est autre, je m'apperçois qu'à mesure que je m'engage dans la maladie, j'entre naturellement en quelque desdain de la vie. Je trouve que j'ay bien plus affaire à digerer cette resolution de mourir, quand je suis en santé, que je n'ay quand je suis en fiévre: d'autant que je ne tiens plus si fort aux commoditez de la vie, à raison que je commance à en perdre l'usage et le plaisir, j'en voy la mort d'une veuë beaucoup moins effrayee. Cela me faict esperer, que plus je m'eslongneray de celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aysément j'entreray en composition de leur eschange. Tout ainsi que j'ay essayé en plusieurs autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres: j'ay trouvé que sain j'avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties. L'alegresse où je suis, le plaisir et la force, me font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy-là, que par imagination je grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules. J'espere qu'il m'en adviendra ainsi de la mort.
Voyons à ces mutations et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous desrobe la veuë de nostre perte et empirement. Que reste-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passee?
Heu senibus vitæ portio quanta manet!
Cesar à un soldat de sa garde recreu et cassé, qui vint en la ruë, luy demander congé de se faire mourir: regardant son maintien decrepite, respondit plaisamment: Tu penses donc estre en vie. Qui y tomberoit tout à un coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement: mais conduicts par sa main, d'une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y apprivoise. Si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous: qui est en essence et en verité, une mort plus dure, que n'est la mort entiere d'une vie languissante; et que n'est la mort de la vieillesse: D'autant que le sault n'est pas si lourd du mal estre au non estre, comme il est d'un estre doux et fleurissant, à un estre penible et douloureux.
Le corps courbe et plié a moins de force à soustenir un fais, aussi a nostre ame. Il la faut dresser et eslever contre l'effort de cet adversaire. Car comme il est impossible, qu'elle se mette en repos pendant qu'elle le craint: si elle s'en asseure aussi, elle se peut vanter (qui est chose comme surpassant l'humaine condition) qu'il est impossible que l'inquietude, le tourment, et la peur, non le moindre desplaisir loge en elle.