Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (читать книги без регистрации полные .txt) 📗
Quod sit, esse velit, nihilque malit :
et nay de moyenne fortune: D'autant, que d'une part, il n'auroit point de crainte de toucher vivement et profondement le coeur du maistre, pour ne perdre par la, le cours de son avancement: Et d'autre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysee communication a toute sorte de gens. Je le voudroy a un homme seul: car respandre le privilege de ceste liberte et privaute a plusieurs, engendreroit une nuisible irreverence. Ouy, et de celuy la, je requerroy sur tout la fidelite du silence.
Un Roy n'est pas a croire, quand il se vante de sa constance, a attendre le rencontre de l'ennemy, pour sa gloire: si pour son profit et amendement, il ne peut souffrir la liberte des parolles d'un amy, qui n'ont autre effort, que de luy pincer l'ouye: le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aucune condition d'hommes, qui ait si grand besoing, que ceux-la, de vrais et libres advertissemens. Ils soustiennent une vie publique, et ont a agreer a l'opinion de tant de spectateurs, qui comme on a accoustume de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se trouvent sans le sentir, engagez en la haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions souvent, qu'ils eussent peu eviter, a nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eust advisez et redressez a temps. Communement leurs favorits regardent a soy, plus qu'au maistre: Et il leur va de bon: d'autant qu'a la verite, la plus part des offices de la vraye amitie, sont envers le souverain, en un rude et perilleux essay: De maniere, qu'il y fait besoin, non seulement beaucoup d'affection et de franchise, mais encore de courage.
En fin, toute ceste fricassee que je barbouille ici, n'est qu'un registre des essais de ma vie: qui est pour l'interne sante exemplaire assez, a prendre l'instruction a contrepoil. Mais quant a la sante corporelle, personne ne peut fournir d'experience plus utile que moy: qui la presente pure, nullement corrompue et alteree par art, et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subject de la medecine, ou la raison luy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque avoit vescu vingt ans, se devoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles ou salutaires, et se scavoir conduire sans medecine. Et le pouvoit avoir apprins de Socrates: lequel conseillant a ses disciples soigneusement, et comme un tres principal estude, l'estude de leur sante, adjoustoit, qu'il estoit malaise, qu'un homme d'entendement, prenant garde a ses exercices a son boire et a son manger, ne discernast mieux que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauvais. Si fait la medecine profession d'avoir tousjours l'experience pour touche de son operation. Ainsi Platon avoit raison de dire, que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit, eust passe par toutes les maladies, qu'il veut guerir, et par tous les accidens et circonstances dequoy il doit juger. C'est raison qu'ils prennent la verole, s'ils la veulent scavoir penser. Vrayement je m'en fierois a celuy la. Car les autres nous guident, comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant assis, sur sa table, et y faict promener le modele d'un navire en toute seurte: Jettez-le a l'effect, il ne scait par ou s'y prendre: Ils font telle description de nos maux, que faict un trompette de ville, qui crie un cheval ou un chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle oreille: mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant.
Pour Dieu, que la medecine me face un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crieray de bonne foy,
Tandem efficaci do manus scienti? .
Les arts qui promettent de nous tenir le corps en sante, et l'ame en sante, nous promettent beaucoup: mais aussi n'en est-il point, qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous, en monstrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d'eux, pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales: mais qu'ils soient medecins, cela ne peut on dire.
J'ay assez vescu, pour mettre en comte l'usage, qui m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster: j'en ay faict l'essay, son eschancon. En voyci quelques articles, comme la souvenance me les fornira. Je n'ay point de facon, qui ne soit allee variant selon les accidents: Mais j'enregistre celles, que j'ay plus souvent veu en train: qui ont eu plus de possession en moy jusqu'a ceste heure. Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en sante: mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me servent, et mesme breuvage. Je n'y adjouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma sante, c'est maintenir sans destourbier mon estat accoustume. Je voy que la maladie m'en desloge d'un coste: si je crois les medecins, ils m'en destourneront de l'autre: et par fortune, et par art, me voyla hors de ma routte. Je ne crois rien plus certainement que cecy: que je ne scauroy estre offence par l'usage des choses que j'ay si long temps accoustumees.
C'est a la coustume de donner forme a nostre vie, telle qu'il luy plaist, elle peult tout en cela. C'est le breuvage de Circe, qui diversifie nostre nature, comme bon luy semble. Combien de nations, et a trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du serein, qui nous blesse si apparemment: et nos bateliers et nos paysans s'en moquent. Vous faites malade un Alleman, de le coucher sur un matelas: comme un Italien sur la plume, et un Francois sans rideau et sans feu. L'estomach d'un Espagnol, ne dure pas a nostre forme de manger, ny le nostre a boire a la Souysse.
Un Allemand me feit plaisir a Auguste, de combattre l'incommodite de nos fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous servons ordinairement a condamner leurs poyles. Car a la verite, ceste chaleur croupie, et puis la senteur de ceste matiere reschauffee, dequoy ils sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont experimentez: moy non. Mais au demeurant, estant ceste chaleur egale, constante et universelle, sans lueur, sans fumee, sans le vent que l'ouverture de nos cheminees nous apporte, elle a bien par ailleurs, dequoy se comparer a la nostre. Que n'imitons nous l'architecture Romaine? Car on dit, que anciennement, le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors, et au pied d'icelles: d'ou s'inspiroit la chaleur a tout de logis, par les tuyaux practiquez dans l'espais du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en devoient estre eschauffez. Ce que j'ay veu clairement signifie, je ne scay ou, en Seneque. Cestuy-cy, m'oyant louer les commoditez, et beautez de sa ville: qui le merite certes: commenca a me plaindre, dequoy j'avois a m'en eslongner. Et des premiers inconveniens qu'il m'allega, ce fut la poisanteur de teste, que m'apporteroient les cheminees ailleurs. Il avoit oui faire ceste plainte a quelqu'un, et nous l'attachoit, estant prive par l'usage de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu, m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit Evenus, que le meilleur condiment de la vie, estoit le feu. Je prens plustost toute autre facon d'eschaper au froid.
Nous craignons les vins au bas: en Portugal, ceste fumee est en delices, et est le breuvage des princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes et usances, qui sont non seulement incognues, mais farouches et miraculeuses a quelque autre nation.
Que ferons nous a ce peuple, qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verite, si elle n'est d'aage competant? Nous mettons en dignite nos sottises, quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour luy, autre poix, de dire: je l'ay leu: que si vous dictes: je l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois non plus la bouche, que la main des hommes: et qui scay qu'on escript autant indiscretement qu'on parle: et qui estime ce siecle, comme un autre passe, j'allegue aussi volontiers un mien amy, que Aulugelle, et que Macrobe: et ce que j'ay veu, que ce qu'ils ont escrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu'elle n'est pas plus grande, pour estre plus longue: j'estime de mesme de la verite, que pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Je dis souvent que c'est pure sottise, qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques: Leur fertilite est pareille a cette heure a celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas, que nous cherchons plus l'honneur de l'allegation, que la verite du discours? Comme si c'estoit plus d'emprunter, de la boutique de Vascosan, ou de Plantin, nos preuves, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n'avons pas l'esprit, d'esplucher, et faire valoir, ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement, pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l'authorite nous manque, pour donner foy a nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D'autant qu'a mon advis, des plus ordinaires choses, et plus communes, et cognues, si nous scavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature, et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines.
Or sur mon subject, laissant les exemples que je scay par les livres: Et ce que dit Aristote d'Andron Argien, qu'il traversoit sans boire les arides sablons de la Lybie. Un gentil-homme qui s'est acquite dignement de plusieurs charges, disoit ou j'estois, qu'il estoit alle de Madril a Lisbonne, en plain este, sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire en l'usage de sa vie, que cecy, d'estre deux ou trois mois, voire un an, ce m'a-il dit, sans boire. Il sent de l'alteration, mais il la laisse passer: et tient, que c'est un appetit qui s'alanguit aiseement de soy-mesme: et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour le plaisir.
En voicy d'un autre. Il n'y a pas long temps, que je rencontray l'un des plus scavans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d'une sale, qu'on luy avoit rembarre de tapisserie: et autour de luy, un tabut de ses valets, plain de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soy, qu'il faisoit son profit de ce tintamarre: comme si battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que ceste tempeste de voix repercutast ses pensees au dedans. Estant escholier a Padoue, il eut son estude si long temps loge a la batterie des coches, et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement au mespris, mais a l'usage du bruit, pour le service de ses estudes. Socrates respondit a Alcibiades, s'estonnant comme il pouvoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme: Comme ceux, qui sont accoustumez a l'ordinaire bruit des roues a puiser de l'eau. Je suis bien au contraire: j'ay l'esprit tendre et facile a prendre l'essor: Quand il est empesche a part soy, le moindre bourdonnement de mousche l'assassine.