Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗
Rodolphe et Marcel avaient ete se loger ensemble; ils avaient pris chacun une idole dont ils ne savaient pas bien le nom au juste. Quelquefois il leur arrivait, l'un de parler de Musette, l'autre de Mimi; alors ils en avaient pour la soiree. Ils se rappelaient leur ancienne vie et les chansons de Musette, et les chansons de Mimi, et les nuits blanches, et les paresseuses matinees, et les diners faits en reve. Une a une, ils faisaient raisonner dans ces duos de souvenirs toutes ces heures envolees; et ils finissaient ordinairement par ce dire: qu'apres tout, ils etaient encore heureux de se trouver ensemble, les pieds sur les chenets, tisonnant la buche de decembre, fumant leur pipe, et de savoir l'un l'autre, comme un pretexte a causerie, pour se raconter tout haut a eux-memes ce qu'ils se disaient tout bas lorsqu'ils etaient seuls: qu'ils avaient beaucoup aime ces creatures disparues en emportant un lambeau de leur jeunesse, et que peut-etre ils les aimaient encore.
Un soir, en traversant le boulevard, Marcel apercut a quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un bout de bas blanc d'une correction toute particuliere; le cocher lui-meme devorait des yeux ce charmant pourboire .
– Parbleu, fit Marcel, voila une jolie jambe; j'ai bien envie de lui offrir mon bras; voyons un peu… de quelle facon l'aborderai-je? Voila mon affaire… c'est assez neuf.
– Pardon, madame, dit-il en s'approchant de l'inconnue dont il ne put tout d'abord voir le visage, vous n'auriez pas par hasard trouve mon mouchoir?
– Si, monsieur, repondit la jeune femme; le voici. Et elle mit dans la main de Marcel un mouchoir qu'elle tenait a la main.
L'artiste roula dans un precipice d'etonnement. Mais tout a coup un eclat de rire qu'il recut en plein visage le fit revenir a lui; a cette joyeuse fanfare, il reconnut ses anciennes amours.
C'etait Mademoiselle Musette.
– Ah! s'ecria-t-elle, Monsieur Marcel qui fait la chasse aux aventures. Comment la trouves-tu celle-la, hein? Elle ne manque pas de gaiete.
– Je la trouve supportable, repondit Marcel.
– Ou vas-tu si tard dans ce quartier? demanda Musette.
– Je vais dans ce monument, fit l'artiste en indiquant un petit theatre ou il avait ses entrees.
– Pour l'amour de l'art?
– Non, pour l'amour de Laure. Tiens, pensa Marcel, voila un calembour, je le vendrai a Colline: il en fait collection.
– Qu'est-ce que Laure? continua Musette dont les regards jetaient des points d'interrogation. Marcel continua sa mauvaise plaisanterie.
– C'est une chimere que je poursuis et qui joue les ingenues dans ce petit endroit. Et il chiffonnait de la main un jabot ideal.
– Vous etes bien spirituel ce soir, dit Musette.
– Et vous bien curieuse, fit Marcel.
– Parlez donc moins haut, tout le monde nous entend; on va nous prendre pour des amoureux qui se disputent.
– Ca ne serait pas la premiere fois que cela nous arriverait, dit Marcel.
Musette vit une provocation dans cette phrase et repliqua prestement:
– Et ca ne sera peut-etre pas la derniere, hein? Le mot etait clair; il siffla comme une balle a l'oreille de Marcel.
– Splendeurs des cieux, dit-il en regardant les etoiles vous etes temoins que ce n'est pas moi qui ai tire le premier. Vite ma cuirasse!
A compter de ce moment le feu etait engage.
Il ne s'agissait plus que de trouver un trait d'union convenable pour aboucher ces deux fantaisies qui venaient de se reveiller si vivaces.
Tout en marchant, Musette regardait Marcel, et Marcel regardait Musette. Ils ne se parlaient pas; mais leurs yeux, ces plenipotentiaires du c?ur, se rencontraient souvent. Au bout d'un quart d'heure de diplomatie, ce congres de regards avait tacitement arrange l'affaire. Il n'y avait plus qu'a ratifier.
La conversation interrompue se renoua.
– Franchement, dit Musette a Marcel, ou allais-tu tout a l'heure?
– Je te l'ai dit, j'allais voir Laure.
– Est-elle jolie?
– Sa bouche est un nid de sourires.
– Connu, dit Musette.
– Mais toi-meme, fit Marcel, d'ou venais-tu sur les ailes de cette citadine?
– Je venais de conduire au chemin de fer Alexis, qui va faire un tour dans sa famille.
– Quel homme est-ce que cet Alexis?
– A son tour, Musette fit de son amant actuel un ravissant portrait. Tout en se promenant, Marcel et Musette continuerent ainsi, en plein boulevard, cette comedie du revenez-y de l'amour. Avec la meme naivete, tour a tour tendre et railleuse, ils refaisaient strophe a strophe cette ode immortelle ou Horace et Lydie vantent avec tant de grace les charmes de leurs amours nouvelles, et finissent par ajouter un post-scriptum a leurs anciennes amours. Comme ils arrivaient au detour d'une rue, une assez forte patrouille deboucha tout a coup.
Musette organisa une petite attitude effrayee, et se cramponnant au bras de Marcel elle lui dit:
– Ah! mon Dieu, vois donc, voila de la troupe qui arrive, il va encore y avoir une revolution. Sauvons-nous, j'ai une peur affreuse; viens me reconduire!
– Mais ou allons-nous? demanda Marcel.
– Chez moi, dit Musette; tu verras comme c'est joli. Je t'offre a souper, nous parlerons politique.
– Non, dit Marcel qui pensait a M. Alexis; je n'irai pas chez toi malgre l'offre du souper. Je n'aime pas boire mon vin dans le verre des autres.
Musette resta muette devant ce refus. Puis, a travers le brouillard de ses souvenirs, elle apercut le pauvre interieur du pauvre artiste; car Marcel n'etait pas devenu millionnaire; alors Musette eut une idee; et, profitant de la rencontre d'une autre patrouille, elle manifesta une nouvelle terreur.
– On va se battre, s'ecria-t-elle; je n'oserai jamais rentrer chez moi. Marcel, mon ami, mene-moi chez une de mes amies qui doit demeurer dans ton quartier.
En traversant le pont neuf, Musette poussa un eclat de rire.
– Qu'y a-t-il? demanda Marcel.
– Rien! dit Musette; je me rappelle que mon amie est demenagee; elle demeure aux Batignolles.
En voyant arriver Marcel et Musette, bras dessus, bras dessous, Rodolphe ne fut pas etonne.
– Ces amours mal enterrees, dit-il, c'est toujours comme ca!