Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗
L'actrice en question etait du nombre de ces beautes du jour. Elle s'appelait Dolores et se disait Espagnole, bien qu'elle fut nee dans cette Andalousie parisienne qui s'appelle la rue Coquenard. Quoiqu'il n'y ait pas dix minutes de la rue Coquenard a la rue de Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prosperite avait commence au fur et a mesure de sa decadence personnelle. Ainsi, le jour ou elle fit poser sa premiere fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le jour ou elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussee les jours de Longchamp, et donnait des bals ou tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames? C'est-a-dire cette collection d'oisifs courtisans de tous les ridicules et de tous les scandales; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les faineants de la tete et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres; les ecrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la nature leur a mises sur le dos; les bravi de la debauche, les gentilshommes biseautes, les chevaliers d'ordre mysterieux, toute la Boheme hantee, venue on ne sait d'ou et y retournant; toutes les creatures notees et annotees; toutes les filles d'Eve qui vendaient jadis le fruit maternel sur un eventaire, et qui le debitent maintenant dans des boudoirs; toute la race corrompue, du lange au linceul, qu'on retrouve aux premieres representations avec Golconde sur le front et le Tibet sur les epaules, et pour qui cependant fleurissent les premieres violettes du printemps et les premieres amours des adolescents. Tout ce monde-la, que les chroniques appellent tout Paris, etait recu chez Mademoiselle Dolores, la maitresse du perroquet en question.
Cet oiseau, que ses talents oratoires avaient rendu celebre dans tout le quartier, etait devenu peu a peu la terreur des plus proches voisins. Expose sur le balcon, il faisait de son perchoir une tribune ou il tenait, du matin jusqu'au soir, des discours interminables. Quelques journalistes lies avec sa maitresse lui ayant appris certaines specialites parlementaires, le volatile etait devenu d'une force surprenante sur la question des sucres . Il savait par c?ur le repertoire de l'actrice et le declamait de facon a pouvoir la doubler elle-meme en cas d'indisposition. En outre, comme celle-ci etait polyglotte dans ses sentiments et recevait des visites de tous les coins du monde, le perroquet parlait toutes les langues et se livrait quelquefois dans chaque idiome a des blasphemes qui eussent fait rougir les mariniers a qui Vert-Vert dut son education avancee. La societe de cet oiseau, qui pouvait etre instructive et agreable pendant dix minutes, devenait un supplice veritable quand elle se prolongeait. Les voisins s'etaient plaints plusieurs fois; mais l'actrice les avait insolemment renvoyes des fins de leur plainte. Deux ou trois locataires, honnetes peres de famille, indignes des m?urs relachees auxquelles les indiscretions du perroquet les initiaient, avaient meme donne conge au proprietaire, que l'actrice avait su prendre par son faible.
L'anglais chez lequel nous avons vu entrer Schaunard avait pris patience pendant trois mois.
Un jour, il deguisa sa fureur qui venait d'eclater sous un grand costume d'apparat; et tel qu'il se fut presente chez la reine Victoria un jour de baisemain, a Windsor, il se fit annoncer chez Mademoiselle Dolores.
En le voyant entrer, celle-ci pensa d'abord que c'etait Hoffmann dans son costume de lord Spleen ; et, voulant faire bon accueil a un camarade, elle lui offrit a dejeuner. L'anglais lui repondit gravement dans un francais en vingt-cinq lecons que lui avait appris un refugie espagnol.
– Je acceptai votre invitation, a la condition que nous mangerons cet oiseau… desagreable, et il designait la cage du perroquet, qui, ayant deja flaire un insulaire, l'avait salue en fredonnant le God save the king.
Dolores pensa que l'Anglais, son voisin, etait venu pour se moquer d'elle, et se disposait a se facher, quand celui-ci ajouta:
– Comme je etais fort riche, je mettrais le prix a la bete.
Dolores repondit qu'elle tenait a son oiseau, et qu'elle ne voulait pas le voir passer entre les mains d'un autre.
– Oh! Ce n'etait pas dans mes mains que je voulais le mettre, repondit l'Anglais; c'est dessous mes pieds, et il montrait le talon de ses bottes.
Dolores fremit d'indignation, et allait s'emporter peut-etre, lorsqu'elle apercut, au doigt de l'Anglais, une bague dont le diamant representait peut-etre 2,500 francs de rentes. Cette decouverte fut comme une douche tombee sur sa colere. Elle reflechit qu'il etait peut-etre imprudent de se facher avec un homme qui avait cinquante mille francs a son petit doigt.
– Eh bien, monsieur, lui dit-elle, puisque ce pauvre coco vous ennuie, je le mettrai sur le derriere; de cette facon, vous ne pourrez plus l'entendre.
L'anglais se borna a faire un geste de satisfaction.
– Cependant, ajouta-t-il en montrant ses bottes, je aurais beaucoup prefere…
– Soyez sans crainte, fit Dolores; a l'endroit ou je le mettrai, il lui sera impossible de troubler milord.
– Oh! Je etais pas milord… je etais seulement esquire.
Mais au moment meme ou M. Birn'n se disposait a se retirer apres l'avoir saluee avec une inclinaison tres-modeste, Dolores, qui ne negligeait en aucune occasion ses interets, prit un petit paquet depose sur un gueridon, et dit a l'Anglais:
– Monsieur, on donne ce soir, au theatre de… une representation a mon benefice, et je dois jouer dans trois pieces. Voudriez-vous me permettre de vous offrir quelques coupons de loges? Le prix des places n'a ete que peu augmente.
Et elle mit une dizaine de loges entre les mains de l'insulaire.
– Apres m'etre montree aussi prompte a lui etre agreable, pensait-elle interieurement, s'il est un homme bien eleve, il est impossible qu'il me refuse; et, s'il me voit jouer, avec mon costume rose, qui sait? Entre voisins! Le diamant qu'il porte au doigt est l'avant-garde d'un million. Ma foi, il est bien laid, il est bien triste, mais ca me fournira une occasion d'aller a Londres sans avoir le mal de mer.
L'anglais, apres avoir pris les billets, se fit expliquer une seconde fois l'usage auquel ils etaient destines, puis il demanda le prix…
– Les loges sont a soixante francs, et il y en a dix… Mais cela n'est pas presse, ajouta Dolores en voyant l'Anglais qui se disposait a prendre son portefeuille; j'espere qu'en qualite de voisin vous voudrez bien de temps en temps me faire l'honneur d'une petite visite.
M. Birn'n repondit:
– Je n'aimai point a faire les affaires a terme; et, ayant tire un billet de mille francs, il le mit sur la table, et glissa les coupons de loges dans sa poche.
– Je vais vous rendre, fit Dolores en ouvrant un petit meuble ou elle serrait son argent.
– Oh! Non, dit l'Anglais, ce etait pour boire; et il sortit en laissant Dolores foudroyee par ce mot.
– Pour boire! s'ecria-t-elle en se trouvant seule. Quel butor! Je vais lui renvoyer son argent.
Mais cette grossierete de son voisin avait seulement irrite l'epiderme de son amour-propre; la reflexion le calma; elle pensa que vingt louis de boni faisaient apres tout un joli banco , et qu'elle avait jadis supporte des impertinences a meilleur marche.
– Ah bah! Se dit-elle, faut pas etre si fiere. Personne ne m'a vue, et c'est aujourd'hui le mois de ma blanchisseuse. Apres ca, cet anglais manie si mal la langue, qu'il a cru peut-etre me faire un compliment.
Et Dolores empocha gaiement ses vingt louis.
Mais le soir, apres le spectacle, elle rentra chez elle furieuse. M. Birn'n n'avait point fait usage des billets, et les dix loges etaient restees vides.
Aussi, en entrant en scene a minuit et demi, l'infortunee beneficiaire lisait-elle, sur le visage de ses amies de coulisse, la joie que celles-ci eprouvaient en voyant la salle si pauvrement garnie.
Elle entendit meme une actrice de ses amies dire a une autre, en montrant les belles loges du theatre inoccupees:
– Cette pauvre Dolores n'a fait qu'une avant-scene.
– Les loges sont a peine garnies.
– L'orchestre est vide.
– Parbleu! Quand on voit son nom sur l'affiche, cela produit, dans la salle, l'effet d'une machine pneumatique.
– Aussi, quelle idee d'augmenter le prix des places!
– Un beau benefice. Je parierais que la recette tient dans une tirelire ou dans le fond d'un bas.
– Ah! Voila son fameux costume a coques de velours rouge…
– Elle a l'air d'un buisson d'ecrevisses.
– Combien as-tu fait a ton dernier benefice? demanda l'une des actrices a sa compagne.
– Comble, ma chere, et c'etait jour de premiere ; les tabourets valaient un louis. Mais je n'ai touche que six francs: ma marchande de modes a pris le reste. Si je n'avais pas si peur des engelures, j'irais a Saint-Petersbourg.
– Comment! tu n'as pas encore trente ans, et tu songes deja a faire ta Russie?
– Que veux-tu! fit l'autre; et elle ajouta: et toi, est-ce bientot ton benef ?
– Dans quinze jours. J'ai deja mille ecus de coupons de pris, sans compter mes saint-cyriens.
– Tiens! Tout l'orchestre s'en va.
– C'est Dolores qui chante.
En effet, Dolores, pourpree comme son costume, cadencait son couplet au verjus. Comme elle l'achevait a grand'peine, deux bouquets tombaient a ses pieds, lances par la main des deux actrices ses bonnes amies, qui s'avancerent sur le bord de leur baignoire, en criant:
– Bravo, Dolores!
On s'imagina facilement la fureur de celle-ci. Aussi, en rentrant chez elle, bien qu'on fut au milieu de la nuit, elle ouvrit la fenetre et reveilla Coco , qui reveilla l'honnete M. Birn'n, endormi sous la foi de la parole donnee.
– A compter de ce jour, la guerre avait ete declaree entre l'actrice et l'Anglais: guerre a outrance, sans repos ni treve, dans laquelle les adversaires engages ne reculeraient devant aucuns frais. Le perroquet, eduque en consequence, avait approfondi l'etude de la langue d'Albion, et proferait toute la journee des injures contre son voisin, dans son fausset le plus aigu. C'etait, en verite, quelque chose d'intolerable. Dolores en souffrait elle-meme, mais elle esperait que, d'un jour a l'autre, M. Birn'n donnerait conge: c'etait la ou elle placait son amour-propre. L'insulaire, de son cote, avait invente toutes sortes de magies pour se venger. Il avait d'abord fonde une ecole de tambours dans son salon; mais le commissaire de police etait intervenu. M. Birn'n, de plus en plus ingenieux, avait alors etabli un tir au pistolet; ses domestiques criblaient cinquante cartons par jour. Le commissaire intervint encore, et lui fit exhiber un article du code municipal qui interdit l'usage des armes a feu dans les maisons. M. Birn'n cessa le feu. Mais huit jours apres, Mademoiselle Dolores s'apercut qu'il pleuvait dans ses appartements. Le proprietaire vint rendre visite a M. Birn'n, qu'il trouva en train de prendre les bains de mer dans son salon. En effet, cette piece, fort grande, avait ete revetue sur tous les murs de feuilles de metal; toutes les portes avaient ete condamnees; et, dans ce bassin improvise, on avait mele dans une centaine de voies d'eau une cinquantaine de quintaux de sel. C'etait une veritable reduction de l'ocean. Rien n'y manquait, pas meme les poissons. On y descendait par une ouverture pratiquee dans le panneau superieur de la porte du milieu, et M. Birn'n s'y baignait quotidiennement. Au bout de quelque temps, on sentait la maree dans le quartier, et Mademoiselle Dolores avait un demi-pouce d'eau dans sa chambre a coucher.