Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗
– Il faut boire…
– C'est juste, dit celui-ci en se rasseyant par politesse.
Cette fois, a un coup d'?il que leur lanca Marcel, les bohemes comprirent quel etait son but.
Cependant le proprietaire commencait a jouer de la prunelle d'une facon extraordinaire. Il se balancait sur sa chaise, tenait des propos grivois, et promettait a Marcel, qui lui demandait des reparations locatives, des embellissements fabuleux.
– En avant la grosse artillerie! dit l'artiste bas a Rodolphe, en lui indiquant une bouteille de rhum.
Apres le premier petit verre, le proprietaire chanta une gaudriole qui fit rougir Schaunard.
Apres le second petit verre, il raconta ses infortunes conjugales; et, comme son epouse s'appelait Helene, il se compara a Menelas.
Apres le troisieme petit verre, il eut un acces de philosophie, et emit des aphorismes comme ceux-ci:
«La vie est un fleuve.
La fortune ne fait pas le bonheur.
L'homme est ephemere.
Ah! Que l'amour est agreable!»
Et prenant Schaunard pour confident, il lui raconta sa liaison clandestine avec une jeune fille qu'il avait mise dans l'acajou, et qui s'appelait Euphemie. Et il fit un portrait si detaille de cette jeune personne, aux tendresses naives, que Schaunard commenca a etre travaille par un etrange soupcon, qui devint une certitude lorsque le proprietaire lui montra une lettre qu'il tira de son portefeuille.
– Oh! Ciel! s'ecria Schaunard en apercevant la signature. Cruelle fille! tu m'enfonces un poignard dans le c?ur.
– Qu'a-t-il donc? s'ecrierent les bohemes, etonnes de ce langage.
– Voyez, dit Schaunard, cette lettre est de Phemie; voyez ce pate qui sert de signature. Et il fit circuler la lettre de son ancienne maitresse; elle commencait par ces mots:
«Mon gros louf-louf!»
– C'est moi qui suis son gros louf-louf, dit le proprietaire en essayant de se lever, sans pouvoir y parvenir.
– Tres-bien! fit Marcel qui l'observait, il a jete l'ancre.
– Phemie! cruelle Phemie! murmurait Schaunard, tu me fais bien de la peine.
– Je lui ai meuble un petit entre-sol, rue Coquenard, numero 12, dit le proprietaire. C'est joli, joli… ca m'a coute bien cher… Mais l'amour sincere n'a pas de prix, et puis j'ai vingt mille francs de rente… Elle me demande de l'argent, continua-t-il en reprenant la lettre. Pauvre cherie!… Je lui donnerai celui-la, ca lui fera plaisir… et il allongea la main vers l'argent prepare par Marcel. Tiens, tiens! fit-il avec etonnement en tatonnement sur la table, ou donc est-il?…
L'argent avait disparu.
– Il est impossible qu'un galant homme se prete a d'aussi coupables man?uvres, avait dit Marcel. Ma conscience, la morale, m'interdisent de verser le prix de mes loyers es mains de ce vieillard debauche. Je ne payerai point mon terme. Mais mon ame restera du moins sans remords. Quelles m?urs! Un homme aussi chauve! Cependant le proprietaire achevait de se couler a fond et tenait tout haut des discours insenses aux bouteilles.
Comme il etait absent depuis deux heures, sa femme, inquiete de lui, l'envoya chercher par la servante, qui poussa de grands cris en le voyant.
– Qu'est-ce que vous avez fait a mon maitre? demanda-t-elle aux bohemes.
– Rien, dit Marcel; il est monte tout a l'heure pour reclamer ses loyers; comme nous n'avions pas d'argent a lui donner, nous lui avons demande du temps.
– Mais il s'est ivrogne , dit la domestique.
– Le plus fort de cette besogne etait fait, repondit Rodolphe: quand il est venu ici, il nous a dit qu'il etait alle ranger sa cave.
– Et il avait si peu de sang-froid, continua Colline, qu'il voulait nous laisser nos quittances sans argent.
– Vous les donnerez a sa femme, ajouta le peintre en rendant les quittances; nous sommes d'honnetes gens, et nous ne voulons pas profiter de son etat.
– O mon Dieu! Qu'est-ce que va dire madame? fit la servante en entrainant le proprietaire, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.
– Enfin! s'ecria Marcel.
– Il reviendra demain, dit Rodolphe; il a vu de l'argent.
– Quand il reviendra, fit l'artiste, je le menacerai d'instruire son epouse de ses relations avec la jeune Phemie, et il nous donnera du temps.
Quand le proprietaire fut dehors, les quatre amis se remirent a boire et a fumer. Seul, Marcel avait conserve un sentiment de lucidite dans son ivresse. D'instant en instant, au moindre bruit des pas qu'il entendait dans l'escalier, il courait ouvrir la porte. Mais ceux qui montaient s'arretaient toujours aux etages inferieurs; alors l'artiste venait lentement se rasseoir au coin de son feu. Minuit sonna, et Musette n'etait point venue.
– Au fait, pensa Marcel, peut-etre n'etait-elle point chez elle quand on lui a porte ma lettre. Elle la trouvera ce soir en rentrant, et elle viendra demain, il y aura encore du feu. Il est impossible qu'elle ne vienne pas. Allons, a demain. Et il s'endormit au coin de l'atre.
Au moment meme ou Marcel s'endormait, revant d'elle, Mademoiselle Musette sortait de chez son amie, Madame Sidonie, chez qui elle etait restee jusque-la. Musette n'etait point seule, un jeune homme l'accompagnait, une voiture attendait a la porte, ils y monterent tous deux; la voiture partit au galop.
La partie de lansquenet continuait chez Madame Sidonie.
– Ou donc est Musette? s'ecria tout a coup quelqu'un.
– Ou donc est le petit Seraphin? dit une autre personne.
Madame Sidonie se mit a rire.
– Ils viennent de se sauver ensemble, dit-elle. Ah! C'est une curieuse histoire. Quelle singuliere creature que cette Musette! Figurez-vous…
Et elle raconta a la societe comment Musette, apres s'etre fachee presque avec le vicomte Maurice, apres s'etre mise en chemin pour aller chez Marcel, etait montee un instant par hasard chez elle, et comment elle y avait rencontre le jeune Seraphin.
– Ah! Je me doutais bien de quelque chose, dit Sidonie en interrompant son recit: je les ai observes toute la soiree: il n'est pas maladroit, ce petit bonhomme. Bref, continua-t-elle, ils sont partis sans dire gare, et bien fin qui les attraperait.
C'est egal, c'est bien drole, quand on pense que Musette est folle de son Marcel.
– Si elle en est folle, a quoi bon le Seraphin, un enfant presque? Il n'a jamais eu de maitresse, dit un jeune homme.
– Elle veut lui apprendre a lire, fit le journaliste, qui etait fort bete quand il avait perdu.
– C'est egal, reprit Sidonie, puisqu'elle aime Marcel, pourquoi Seraphin? Voila qui me passe.
– Helas! Oui, pourquoi?
Pendant cinq jours, et sans sortir de chez eux, les bohemes menaient la plus joyeuse vie du monde. Ils restaient a table depuis le matin jusqu'au soir. Un admirable desordre regnait dans la chambre, que remplissait une atmosphere pantagruelique. Sur un banc presque entier de coquilles d'huitres etait couchee une armee de bouteilles de divers formats. La table etait chargee de debris de toute nature, et une foret brulait dans la cheminee.
Le sixieme jour, Colline, qui etait l'ordonnateur des ceremonies, redigea, comme il le faisait tous les matins, le menu du dejeuner, du diner, du gouter et du souper, et le soumit a l'appreciation de ses amis, qui le revetirent chacun de leur paraphe, en signe d'acquiescement.
Mais lorsque Colline ouvrit le tiroir qui servait de caisse, afin de prendre l'argent necessaire a la consommation du jour, il recula de deux pas, et devint bleme comme le spectre de Banquo.
– Qu'y a-t-il? demanderent nonchalamment les autres.
– Il y a, qu'il n'y a plus que trente sous, dit le philosophe.
– Diable! Diable! firent les autres, ca va causer des remaniements dans notre menu. Enfin, trente sous bien employes!… C'est egal, nous aurons difficilement des truffes.
Quelques instants apres, la table etait servie. On y voyait trois plats dresses avec beaucoup de symetrie:
Un plat de harengs;
Un plat de pommes de terre;
Un plat de fromage.
Dans la cheminee fumaient deux petits tisons gros comme le poing.
Au dehors la neige tombait toujours.
Les quatre bohemes se mirent a table et deployerent gravement leurs serviettes.
– C'est singulier, disait Marcel, ce hareng a un gout de faisan.
– Ca tient a la maniere dont je l'ai arrange, repliqua Colline; le hareng a ete meconnu.
En ce moment, une joyeuse chanson montait l'escalier, et s'en vint frapper a la porte. Marcel, qui n'avait pu s'empecher de tressaillir, courut ouvrir.
Musette lui sauta au cou, et le tint embrasse pendant cinq minutes. Marcel la sentit trembler dans ses bras.
– Qu'as-tu? lui demanda-t-il.
– J'ai froid, dit machinalement Musette en s'approchant de la cheminee.
– Ah! dit Marcel, nous avions fait si bon feu!
– Oui, dit Musette en regardant sur la table les debris du festin qui servait depuis cinq jours; je viens trop tard.
– Pourquoi? fit Marcel.
– Pourquoi? dit Musette… en rougissant un peu. Et elle s'assit sur les genoux de Marcel; elle tremblait toujours et ses mains etaient violettes.
– Tu n'etais donc pas libre? Lui demanda Marcel bas a l'oreille.
– Moi! Pas libre! s'ecria la belle fille. Ah! Marcel! je serais assise au milieu des etoiles, dans le paradis du bon Dieu, et tu me ferais un signe, que je descendrais aupres de toi. Moi! Pas libre!… Elle se remit a trembler.
– Il y a cinq chaises ici, dit Rodolphe, c'est un nombre impair, sans compter que la cinquieme est d'une forme ridicule. Et brisant la chaise contre le mur, il en jeta les morceaux dans la cheminee. Le feu ressuscita soudain en flamme claire et joyeuse; puis, faisant un signe a Colline et a Schaunard, le poete les emmena avec lui.
– Ou allez-vous? demanda Marcel.
– Nous allons acheter du tabac, repondirent-ils.
– A la Havane, ajouta Schaunard en faisant un signe d'intelligence a Marcel, qui le remercia du regard.
– Pourquoi n'es-tu pas venue plus tot? demanda-t-il de nouveau a Musette lorsqu'ils furent seuls.
– C'est vrai, je suis un peu en retard…
– Cinq jours pour traverser le pont Neuf! Tu as donc pris par les Pyrenees? dit Marcel.
Musette baissa la tete et demeura silencieuse.
– Ah! Mechante fille! reprit melancoliquement l'artiste en frappant legerement avec la main sur le corsage de sa maitresse. Qu'est-ce que tu as donc la-dessous?
– Tu le sais bien, repartit vivement celle-ci.