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Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian (книги .TXT) 📗

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– Si ton climat et tes materiaux ne valent rien, tu ne feras rien qui vaille, reprit le cinquieme. Je vois bien, d'apres tout ce que je viens d'entendre, qu'aucun de vous ne sera vraiment quelque chose, quoi que vous vous imaginiez. Pour etre quelque chose, il faut se mettre au-dessus de toutes choses; faites a votre guise, travaillez selon vos aptitudes et vos gouts, moi je raisonnerai sur ce que vous ferez, je le jugerai et le critiquerai. Il n'est rien en ce monde qui n'offre un cote imparfait ou defectueux, je le decouvrirai, je le signalerai, et j'en parlerai comme il faut.

C'est, en effet, ce qu'il fit et non sans succes. On disait de lui: «Ce garcon est une forte tete, un homme entendu et capable, et cependant il ne produit rien.» C'etait justement parce qu'il ne produisait rien qu'on le croyait quelque chose.

L'aine, qui confectionnait des briques, remarqua bientot que pour chaque brique il recevait une piece de monnaie de cuivre; et, quand il y en avait une certaine quantite, cela faisait un ecu blanc. Or, quand on arrive avec un ecu n'importe ou, chez le boulanger, le boucher, etc., la porte s'ouvre toute seule, et vous n'avez qu'a demander ce que vous desirez. Voila ce que produisent les briques. Il en est qui se fendent, qui se cassent, mais de celles-la meme on peut tirer parti.

Marguerite la pauvresse voulait se batir une maisonnette sur la digue qui arrete les flots de la mer. Elle recut du briquetier les briques manquees et mal venues, auxquelles quelques-unes belles et entieres etaient melees; car l'aine des cinq freres, quoiqu'il ne s'elevat jamais plus haut que la fabrication des briques, avait bon coeur, et il avait recommande de n'y regarder pas de trop pres. La pauvresse construisit elle-meme sa maisonnette, qui fut basse et etroite. Cette hutte etait du moins un abri, et quelle vue on y avait! On voyait la mer immense, dont les vagues venaient se briser avec fracas contre la digue et lancer leur ecume salee par-dessus la maisonnette. Depuis longtemps le brave homme qui en avait confectionne les briques reposait dans le sein de la terre.

Le frere puine savait certes mieux maconner que la pauvre Marguerite, car il avait appris comment il faut s'y prendre. Lorsqu'il eut passe son examen pour devenir compagnon, il boucla sa valise et entonna le chant de l'artisan:

«Pendant que je suis jeune, je veux voyager. Je vais construire des maisons a l'etranger. Je suis jeune, plein de force et de courage; j'irai de ville en ville et verrai du pays. Et quand je reviendrai, j'ai confiance en ma fiancee, je la retrouverai fidele. Hourrah! le brave etat que celui d'artisan! Maitre, je le deviendrai bientot.»

Il lui arriva, en effet, ce que dit la chanson. A son retour, il fut recu maitre. Il construisit plusieurs maisons l'une suivant l'autre, et elles formerent une rue, qui n'etait pas une des moins belles de la ville. Ces maisons finirent par lui en batir une a lui-meme. Les bonnes gens du quartier te diront: «Oui, vraiment, c'est la rue qui lui a construit sa maison.»

Ce n'etait pas une grande maison, sans doute. Elle etait dallee d'argile; mais lorsqu'on y eut bien danse a sa noce, l'argile fut aussi polie et luisante qu'un parquet. Les murs etaient revetus de carreaux de faience, dont chacun portait une fleur; et cela ornait mieux la chambre que la plus riche draperie. C'etait, en somme, une jolie maison et un couple heureux. Au fronton flottait la banniere de la corporation; compagnons et apprentis, en passant devant, criaient: «Hourrah pour notre bon maitre!» Oui, il etait devenu quelque chose.

Le troisieme frere, apres avoir ete apprenti menuisier, apres avoir porte la casquette et fait les commissions des compagnons, etait entre, comme il l'avait dit, a l'Academie des beaux-arts, et avait obtenu le brevet d'architecte. Des ce moment, quand on lui ecrivait, on mettait sur l'adresse: «A Monsieur le tres-bien et tres-hautement ne, etc.» Si la rue que le macon avait batie lui avait rapporte une maison, cette rue recut le nom du troisieme frere et la plus belle maison de cette rue lui appartint. C'etait etre quelque chose, a coup sur, que d'avoir de beaux titres a placer devant et apres son nom. Sa femme etait une dame de qualite, et ses enfants etaient consideres comme des enfants de la haute classe. Quand il mourut, son nom continua d'etre inscrit au coin de la rue, et d'etre prononce par tous. Oui, celui-ci avait ete quelque chose.

Le quatrieme frere, l'homme de genie qui pretendait creer un style nouveau et original et orner les edifices d'un dernier etage qui devait l'immortaliser, n'atteignit pas tout a fait son but. En faisant construire cet etage de nouvelle forme, il tomba et se rompit le cou. Mais on lui fit un magnifique enterrement avec musique et bannieres; les rues ou passa son cercueil furent jonchees de fleurs et de joncs. On prononca sur sa tombe trois oraisons funebres l'une plus longue que l'autre, et la gazette s'encadra de noir ce jour-la. Il eut apprecie hautement ces avantages, s'il avait pu en etre temoin, car il aimait par-dessus tout qu'on parlat de lui. Il eut son monument funeraire, et c'etait toujours quelque chose.

Il etait donc mort, et ses trois freres aines etaient aussi trepasses. Il ne survivait que le cinquieme, le grand raisonneur. En ceci, il etait dans son role, car son affaire a lui etait d'avoir toujours le dernier mot. Il s'etait acquis, comme nous l'avons dit, la reputation d'un homme entendu et capable, quoiqu'il n'eut fait que gloser sur les ouvrages des autres.» C'est une bonne tete», disait-on communement. Celui-ci etait-il devenu quelque chose?

Son heure sonna aussi, il mourut et arriva a la porte du ciel. La, on entre toujours deux a deux. Il avait a cote de lui une autre ame qui demandait aussi a passer la porte. C'etait justement Marguerite, la pauvresse de la maison de la digue.

– C'est assurement un contraste frappant, dit le raisonneur, que moi et cette ame miserable nous nous presentions ensemble.

– Qui etes-vous, brave femme, qui voulez entrer au paradis?

La bonne vieille pensait que c'etait saint Pierre qui lui parlait.

– Je ne suis qu'une pauvresse, dit-elle, seule et sans famille. C'est moi qu'on nommait la vieille Marguerite de la maison de la digue.

– Qu'avez-vous donc fait de bon et d'utile pendant votre vie sur la terre?

– Je n'ai rien fait pour meriter qu'on m'ouvre cette porte. Ce sera une bien grande grace, si l'on me permet de me glisser inapercue dans le paradis.

– Comment avez-vous donc quitte l'autre monde? reprit-il pour causer et se distraire un peu, car il s'ennuyait beaucoup qu'on le fit ainsi attendre.

– Comment je suis sortie de l'autre monde, je n'en sais trop rien. Pendant mes dernieres annees, j'ai ete malade et bien miserable, allez. Tout a coup, je me suis trainee hors de mon lit, et j'ai ete saisie par un froid glacial. C'est ce qui m'aura fait mourir. Votre Grandeur se rappelle sans doute combien l'hiver a ete rigoureux; heureusement que je n'ai plus a en souffrir! Pendant quelques jours il n'y eut pas de vent, mais le froid continuait de plus belle. Aussi loin qu'on pouvait voir, la mer etait couverte d'une couche de glace.

«Tous les gens de la ville allerent se promener sur ce miroir uni. Les uns couraient en traineau; les autres dansaient sous la tente; d'autres se regalaient dans les buvettes qui s'y etaient installees. De ma pauvre chambrette ou j'etais clouee, j'entendais les sons de la musique et les cris de joie.

«Cela dura ainsi jusqu'au soir. La lune s'etait levee, elle etait belle; pourtant elle n'avait point tout son eclat. De mon lit je regardais par-dessus la mer immense. Tout a coup, la ou elle touchait le ciel, surgit un nuage blanc, d'un aspect singulier. Je le considerais avec attention, et j'y apercus un point noir qui grandit de plus en plus. Je sus alors ce que cela annoncait. Je suis vieille et j'ai de l'experience. Bien qu'on voie rarement ce signe de malheur, je le connaissais et le frisson me prit. Deux fois deja dans ma vie je l'avais vu; je savais que ce nuage amenerait une tempete epouvantable et une haute maree qui engloutirait tous ces pauvres gens ne pensant qu'a se divertir, chantant et buvant, et pleins d'allegresse. Jeunes et vieux, toute la ville etait la sur la glace. Qui les avertirait? Quelqu'un remarquerait-il comme moi l'affreux nuage, et comprendrait-il ce qu'il presageait? Je me demandai cela avec angoisse, et je me sentis plus de vie et de force que je n'en avais eu depuis bien longtemps. Je parvins a sortir de mon lit et a gagner la fenetre. Je ne pus me trainer plus loin.

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