Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читаем книги онлайн txt) 📗
Le capitaine fut tres satisfait de tout ce que je lui racontai, et me dit qu’il esperait qu’apres notre retour en Angleterre je voudrais bien en ecrire la relation et la donner au public. Je repondis que je croyais que nous avions deja trop de livres de voyages, que mes aventures passeraient pour un vrai roman et pour une action ridicule; que ma relation ne contiendrait que des descriptions de plantes et d’animaux extraordinaires, de lois, de m?urs et d’usages bizarres; que ces descriptions etaient trop communes, et qu’on en etait las; et, n’ayant rien autre chose a dire touchant mes voyages, ce n’etait pas la peine de les ecrire. Je le remerciai de l’opinion avantageuse qu’il avait de moi.
Il me parut etonne d’une chose, qui fut de m’entendre parler si haut, me demandant si le roi et la reine de ce pays etaient sourds. Je lui dis que c’etait une chose a laquelle j’etais accoutume depuis plus de deux ans, et que j’admirais de mon cote sa voix et celle de ses gens, qui me semblaient toujours me parler bas et a l’oreille; mais que, malgre cela, je les pouvais entendre assez bien; que, quand je parlais dans ce pays, j’etais comme un homme qui parle dans la rue a un autre qui est monte au haut d’un clocher, excepte quand j’etais mis sur une table ou tenu dans la main de quelque personne. Je lui dis que j’avais meme remarque une autre chose, c’est que, d’abord que j’etais entre dans le vaisseau, lorsque les matelots se tenaient debout autour de moi, ils me paraissaient infiniment petits; que pendant mon sejour dans ce pays, je ne pouvais plus me regarder dans un miroir, depuis que mes yeux s’etaient accoutumes a de grands objets, parce que la comparaison que je faisais me rendait meprisable a moi-meme. Le capitaine me dit que, pendant que nous soupions, il avait aussi remarque que je regardais toutes choses avec une espece d’etonnement, et que je lui semblais quelquefois avoir de la peine a m’empecher d’eclater de rire; qu’il ne savait pas fort bien alors comment il le devait prendre, mais qu’il l’attribua a quelque derangement dans ma cervelle. Je repondis que j’etais etonne comment j’avais ete capable de me contenir en voyant ses plats de la grosseur d’une piece d’argent de trois sous, une eclanche de mouton qui etait a peine une bouchee, un gobelet moins grand qu’une ecaille de noix, et je continuai ainsi, faisant la description du reste de ses meubles et de ses viandes par comparaison; car, quoique la reine m’eut donne pour mon usage tout ce qui m’etait necessaire dans une grandeur proportionnee a ma taille, cependant mes idees etaient occupees entierement de ce que je voyais autour de moi, et je faisais comme tous les hommes qui considerent sans cesse les autres sans se considerer eux-memes et sans jeter les yeux sur leur petitesse. Le capitaine, faisant allusion au vieux proverbe anglais, me dit que mes yeux etaient donc plus grands que mon ventre, puisqu’il n’avait pas remarque que j’eusse un grand appetit, quoique j’eusse jeune toute la journee; et, continuant de badiner, il ajouta qu’il aurait donne beaucoup pour avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec de l’aigle, et ensuite tomber d’une si grande hauteur dans la mer, ce qui certainement aurait ete un objet tres etonnant et digne d’etre transmis aux siecles futurs.
Le capitaine, revenant du Tonkin, faisait sa route vers l’Angleterre, et avait ete pousse vers le nord-est, a quarante degres de latitude, a cent quarante-trois de longitude; mais un vent de saison s’elevant deux jours apres que je fus a son bord, nous fumes pousses au nord pendant un long temps; et, cotoyant la Nouvelle-Hollande, nous fimes route vers l’ouest-nord-ouest, et depuis au sud-sud-ouest, jusqu’a ce que nous eussions double le cap de Bonne-Esperance. Notre voyage fut tres heureux, mais j’en epargnerai le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine mouilla a un ou deux ports, et y fit entrer sa chaloupe, pour chercher des vivres et faire de l’eau; pour moi, je ne sortis point du vaisseau que nous ne fussions arrives aux Dunes. Ce fut, je crois, le 4 juin 17 06, environ neuf mois apres ma delivrance. J’offris de laisser mes meubles pour la surete du payement de mon passage; mais le capitaine protesta qu’il ne voulait rien recevoir. Nous nous dimes adieu tres affectueusement, et je lui fis promettre de me venir voir a Redriff. Je louai un cheval et un guide pour un ecu, que me preta le capitaine.
Pendant le cours de ce voyage, remarquant la petitesse des maisons, des arbres, du betail et du peuple, je pensais me croire encore a Lilliput; j’eus peur de fouler aux pieds les voyageurs que je rencontrais, et je criai souvent pour les faire reculer du chemin; en sorte que je courus risque une ou deux fois d’avoir la tete cassee pour mon impertinence.
Quand je me rendis a ma maison, que j’eus de la peine a reconnaitre, un de mes domestiques ouvrant la porte, je me baissai pour entrer, de crainte de me blesser la tete; cette porte me semblait un guichet. Ma femme accourut pour m’embrasser; mais je me courbai plus bas que ses genoux, songeant qu’elle ne pourrait autrement atteindre ma bouche. Ma fille se mit a mes genoux pour me demander ma benediction; mais je ne pus la distinguer que lorsqu’elle fut levee, ayant ete depuis si longtemps accoutume a me tenir debout, avec ma tete et mes yeux leves en haut. Je regardai tous mes domestiques et un ou deux amis qui se trouvaient alors dans la maison comme s’ils avaient ete des pygmees et moi un geant. Je dis a ma femme qu’elle avait ete trop frugale, car je trouvais qu’elle s’etait reduite elle-meme et sa fille presque a rien. En un mot; je me conduisis d’une maniere si etrange qu’ils furent tous de l’avis du capitaine quand il me vit d’abord, et conclurent que j’avais perdu l’esprit. Je fais mention de ces minuties pour faire connaitre le grand pouvoir de l’habitude et du prejuge.
En peu de temps, je m’accoutumai a ma femme, a ma famille et a mes amis; mais ma femme protesta que je n’irais jamais sur mer; toutefois, mon mauvais destin en ordonna autrement, comme le lecteur le pourra savoir dans la suite. Cependant, c’est ici que je finis la seconde partie de mes malheureux voyages.
VOYAGE A LAPUTA, AUX BALNIBARBES, A LUGGNAGG, A GLOUBBDOUBDRIE ET AU JAPON
Chapitre I
L’auteur entreprend un troisieme voyage. Il est pris par des pirates. Mechancete d’un Hollandais. Il arrive a Laputa.
Il n’y avait que deux ans environ que j’etais chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouailles, commandant la Bonne-Esperance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais ete autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il etait capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours ete bien traite. Le capitaine, ayant appris mon arrivee, me rendit une visite ou il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne sante, me demanda si je m’etais fixe pour toujours, et m’apprit, qu’il meditait un voyage aux Indes orientales et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en meme temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien etre le chirurgien de son vaisseau; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garcons; que j’aurais une double paye; et qu’ayant eprouve que la connaissance que j’avais de la mer etait au moins egale a la sienne, il s’engageait a se comporter a mon egard comme avec un capitaine en second.
Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnete homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgre mes malheurs passes, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulte que je prevoyais, c’etait d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en pourraient retirer.