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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (читать книги без регистрации полные .txt) 📗

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Il n'est occupation plaisante comme la militaire: occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse, et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause. Il n'est point d'utilite, ny plus juste, ny plus universelle, que la protection du repos, et grandeur de son pays. La compagnie detant d'hommes vous plaist, nobles, jeunes actifs: la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques: la liberte de cette conversation, sans art, et une facon de vie, masle et sans ceremonie: la variete de mille actions diverses: cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe, et les oreilles, et l'ame: l'honneur de cet exercice: son asprete mesme et sa difficulte, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfants. Vous vous conviez aux rolles, et hazards particuliers, selon que vous jugez de leur esclat, et de leur importance: soldat volontaire: et voyez quand la vie mesme y est excusablement employee,

pulchrumque mori succurrit in armis .

De craindre les hazards communs, qui regardent une si grande presse; de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, et tout un peuple, c'est a faire a un coeur mol, et bas outre mesure. La compagnie asseure jusques aux enfans. Si d'autres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune; vous avez des causes tierces, a qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermete d'ame, vous n'avez a vous en prendre qu'a vous. La mort est plus abjecte, plus languissante, et penible dans un lict, qu'en un combat: les fiebvres et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu'une harquebuzade: Qui seroit faict, a porter valeureusement, les accidents de la vie commune, n'auroit point a grossir son courage, pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucilli, militare est .

Il ne me souvient point de m'estre jamais veu galleux: Si est la gratterie, des gratifications de nature les plus douces, et autant a main. Mais ell'a la penitence trop importunement voisine. Je l'exerce plus aux oreilles, que j'ay au dedans pruantes, par secousses.

Je suis nay de tous les sens, entiers quasi a la perfection. Mon estomach est commodement bon, comme est ma teste: et le plus souvent, so maintiennent au travers de mes fiebvres, et aussi mon haleine. J'ay outrepasse l'aage auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si juste fin a la vie, qu'elles ne permettoyent point qu'on l'excedast. Si ay-je encore des remises: quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu a dire de la sante et indolence de ma jeunesse. Je ne parle pas de la vigueur et allegresse: ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites:

Non h?c amplius est liminis, aut aqu?

C?lestis, patiens latus .

Mon visage et mes yeux me descouvrent incontinent. Tous mes changemens commencent par la: et un peu plus aigres, qu'ils ne sont en effect. Je fais souvent pitie a mes amis, avant que j'en sente la cause. Mon mirouer ne m'estonne pas: car en la jeunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois, de chausser ainsin un teinct, et un port trouble, et de mauvais prognostique, sans grand accident: en maniere que les medecins, qui ne trouvoyent au dedans cause qui respondist a cette alteration externe, l'attribuoient a l'esprit, et a quelque passion secrette, qui me rongeast au dedans. Ils se trompoyent. Si le corps se gouvernoit autant selon moy, que faict l'ame, nous marcherions un peu plus a nostre aise. Je l'avois lors, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de feste: comme elle est le plus ordinairement: moytie de sa complexion, moytie de son dessein:

Nec vitiant artus ?gr? contagia mentis .

Je tiens, que cette sienne temperature, a releve maintesfois le corps de ses cheutes: Il est souvent abbatu; que si elle n'est enjouee, elle est au moins en estat tranquille et repose. J'euz la fiebvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisage: l'esprit alla tousjours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guere. Je vois plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement a nommer, que je craindrois moins que mille passions, et agitations d'esprit que je vois en usage. Je prens party de ne plus courre, c'est assez que je me traine; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?

Non plus, que je ne regrette, que ma duree ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne.

Je n'ay point a me plaindre de mon imagination: j'ay eu peu de pensees en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont este du desir, qui m'esveillast sans m'affliger. Je songe peu souvent; et lors c'est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communement de pensees plaisantes: plustost ridicules que tristes. Et tiens qu'il est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz inclinations; mais il y a de l'art a les assortir et entendre.

Res qu? in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident,

Qu?que agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt,

Minus mirandum est .

Platon dit davantage, que c'est l'office de la prudence, d'en tirer des instructions divinatrices pour l'advenir. Je ne voy rien a cela, sinon les merveilleuses experiences, que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d'authorite irreprochable. Les histoires disent, que les Atlantes ne songent jamais: qui ne mangent aussi rien, qui aye prins mort. Ce que j'adjouste, d'autant que c'est a l'adventure l'occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les songes a propos. Les miens sont tendres: et ne m'apportent aucune agitation de corps, ny expression de voix. J'ay veu plusieurs de mon temps, en estre merveilleusement agitez. Theon le philosophe, se promenoit en songeant: et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison.

Je ne choisis guere a table; et me prens a la premiere chose et plus voisine: et me remue mal volontiers d'un goust a un autre. La presse des plats, et des services me desplaist, autant qu'autre presse: Je me contente aisement de peu de mets; et hay l'opinion de Favorinus, qu'en un festin, il faut qu'on vous desrobe la viande ou vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousjours une nouvelle: Et que c'est un miserable soupper, si on n'a saoulle les assistans de crouppions de divers oyseaux; et que le seul bequefigue merite qu'on le mange entier. J'use familierement de viandes sallees; si ayme-je mieux le pain sans sel. Et mon boulanger chez moy, n'en sert pas d'autre pour ma table, contre l'usage du pays. On a eu en mon enfance principalement a corriger, le refus, que je faisois des choses que communement on ayme le mieux, en cet aage; succres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combatit cette hayne de viandes delicates, comme une espece de delicatesse. Aussi n'est elle autre chose, que difficulte de goust, ou qu'il s'applique. Qui oste a un enfant, certaine particuliere et obstinee affection au pain bis, et au lard, ou a l'ail, il luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens pour regretter le boeuf, et le jambon, parmy les perdris. Ils ont bon temps: c'est la delicatesse des delicats; c'est le goust d'une molle fortune, qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumees, Per qu? luxuria divitiarum t?dio ludit . Laisser a faire bonne chere de ce qu'un autre la faict; avoir un soing curieux de son traictement; c'est l'essence de ce vice;

Si modica c?nare times olus omne patella .

Il y a bien vrayement cette difference, qu'il vaut mieux obliger son desir, aux choses plus aisees a recouvrer; mais c'est tousjours vice de s'obliger. J'appellois autresfois, delicat un mien parent, qui avoit desapris en noz galeres, a se servir de noz licts, et se despouiller pour se coucher.

Si j'avois des enfans masles, je leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonte, mais certes bien gaillarde) m'envoya des le berceau, nourrir a un pauvre village des siens, et m'y tint autant que je fus en nourrisse, et encores audela: me dressant a la plus basse et commune facon de vivre: Magna pars libertatis est bene moratus venter . Ne prenez jamais, et donnez encore moins a vos femmes, la charge de leur nourriture: laissez les former a la fortune, souz des loix populaires et naturelles: laissez a la coustume, de les dresser a la frugalite et a l'austerite; qu'ils ayent plustost a descendre de l'asprete, qu'a monter vers elle. Son humeur visoit encore a une autre fin. De me rallier avec le peuple, et cette condition d'hommmes, qui a besoin de nostre ayde: et estimoit que je fusse tenu de regarder plustost, vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna a tenir sur les fons, a des personnes de la plus abjecte fortune, pour m'y obliger et attacher.

Son dessein n'a pas du tout mal succede: Je m'adonne volontiers aux petits; soit pour ce qu'il y a plus de gloire: soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en noz guerres, je le condemneray plus asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement a soy quand je le verray miserable et accable. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille; se r'allie avec son pere, en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance vint elle a tourner? la voyla changee de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement a son mary: lequel elle suivit par tout, ou sa ruine le porta: N'ayant ce me semble autre choix, que de se jetter au party, ou elle faisoit le plus de besoin, et ou elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l'exemple de Flaminius, qui se prestoit a ceux qui avoyent besoin de luy, plus qu'a ceux qui luy pouvoient bien-faire: que je ne fais a celuy de Pyrrhus, propre a s'abaisser soubs les grands, et a s'enorgueillir sur les petits.

Les longues tables m'ennuyent, et me nuisent: Car soit pour m'y estre accoustume enfant, a faute de meilleure contenance, je mange autant que j'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes, je m'y mets volontiers un peu apres les autres; sur la forme d'Auguste: Mais je ne l'imite pas, en ce qu'il en sortoit aussi avant les autres. Au rebours, j'ayme a me reposer long temps apres, et en ouyr comter: Pourveu que je ne m'y mesle point; car je me lasse et me blesse de parler, l'estomach plain; autant comme je trouve l'exercice de crier, et contester, avant le repas, tressalubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avoyent meilleure raison que nous, assignans a la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuict: mangeans et beuvans moins hastivement que nous, qui passons en poste toutes noz actions: et estendans ce plaisir naturel, a plus de loisir et d'usage, y entresemans divers offices de conversation, utiles et aggreables.

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