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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (читать книги без регистрации полные .txt) 📗

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Ceux qui doivent avoir soing de moy, pourroyent a bon marche me desrober ce qu'ils pensent m'estre nuisible: car en telles choses, je ne desire jamais, ny ne trouve a dire, ce que je ne vois pas: Mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m'en prescher l'abstinence: Si que quand je veux jeusner, il me faut mettre a part des souppeurs; et qu'on me presente justement, autant qu'il est besoin pour une reglee collation: car si je me mets a table, j'oublie ma resolution.

Quand j'ordonne qu'on change d'apprest a quelque viande; mes gens scavent, que c'est a dire, que mon appetit est allanguy, et que je n'y toucheray point. En toutes celles qui le peuvent souffrir, je les ayme peu cuittes. Et les ayme fort mortifiees; et jusques a l'alteration de la senteur, en plusieurs. Il n'y a que la durete qui generalement me fasche (de toute autre qualite, je suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que j'aye cogneu) si que contre l'humeur commune, entre les poissons mesme, il m'advient d'en trouver, et de trop frais, et de trop fermes. Ce n'est pas la faute de mes dents, que j'ay eu tousjours bonnes jusques a l'excellence; et que l'aage ne commence de menasser qu'a cette heure. J'ay apprins des l'enfance, a les frotter de ma serviette, et le matin, et a l'entree et issue de la table.

Dieu faict grace a ceux, a qui il soustrait la vie par le menu. C'est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d'autant moins plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu'un demy, ou un quart d'homme. Voila une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort: c'estoit le terme naturel de sa duree. Et cette partie de mon estre, et plusieurs autres, sont desja mortes, autres demy mortes, des plus actives, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C'est ainsi que je fons, et eschappe a moy. Quelle bestise sera-ce a mon entendement, de sentir le sault de cette cheute, desja si avancee, comme si elle estoit entiere? Je ne l'espere pas.

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A la verite, je recoy une principale consolation aux pensees de ma mort, qu'elle soit des justes et naturelles: et que mes-huy je ne puisse en cela, requerir ny esperer de la destinee, faveur qu'illegitime. Les hommes se font accroire, qu'ils ont eu autres-fois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent, et Solon, qui est de ces vieux temps-la, en taille pourtant l'extreme duree a soixante et dix ans. Moy qui ay tant adore et si universellement cet, du temps passe: et qui ay tant prins pour la plus parfaicte, la moyenne mesure: pretendray-je une desmesuree et prodigieuse vieillesse? Tout ce qui vient au revers du cours de nature, peut estre fascheux: mais ce, qui vient selon elle, doibt estre tousjours plaisant. Omnia, qu? secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis . Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies apportent, soit violente: mais celle, qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere, et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus, vis aufert, senibus maturitas .

La mort se mesle et confond par tout a nostre vie: le declin pr?occupe son heure, et s'ingere au cours de nostre avancement mesme. J'ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans: je les compare avec celuy d'asteure: Combien de fois, ce n'est plus moy: combien est mon image presente plus eslongnee de celles la, que de celle de mon trespas. C'est trop abuse de nature, de la tracasser si loing, qu'elle soit contrainte de nous quitter: et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos jambes, et le reste, a la mercy d'un secours estranger et mandie: et nous resigner entre les mains de l'art, las de nous suyvre.

Je ne suis excessivement desireux, ny de salades, ny de fruits: sauf les melons. Mon pere haissoit toute sorte de sauces, je les ayme toutes. Le trop manger m'empesche: mais par sa qualite, je n'ay encore cognoissance bien certaine, qu'aucune viande me nuise: comme aussi je ne remarque, ny lune plaine, ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incognuz. Car des refors, pour exemple, je les ay trouvez premierement commodes, depuis fascheux, a present de rechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomach et mon appetit aller ainsi diversifiant: J'ay rechange du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson, et fais mes jours gras des maigres: et mes festes des jours de jeusne. Je croy ce qu'aucuns disent, qu'il est de plus aisee digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande, le jour de poisson: aussi fait mon goust, de mesler le poisson a la chair: Ceste diversite me semble trop eslongnee.

Des ma jeunesse, je desrobois par fois quelque repas: ou a fin d'esguiser mon appetit au lendemain (car comme Epicurus jeusnoit et faisoit des repas maigres, pour accoustumer sa volupte a se passer de l'abondance: moy au rebours, pour dresser ma volupte, a faire mieux son profit, et se servir plus alaigrement, de l'abondance) ou je jeusnois, pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d'esprit: car et l'un et l'autre, s'apparesse cruellement en moy, par la repletion (Et sur tout, je hay ce sot accouplage, d'une Deesse si saine et si alegre, avec ce petit Dieu indigest et roteur, tout bouffy de la fumee de sa liqueur) ou pour guarir mon estomach malade: ou pour estre sans compaignie propre. Car je dy comme ce mesme Epicurus, qu'il ne faut pas tant regarder ce qu'on mange, qu'avec qui on mange. Et loue Chilon, de n'avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander, avant que d'estre informe, qui estoyent les autres conviez. Il n'est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la societe.

Je croys qu'il est plus sain, de manger plus bellement et moins: et de manger plus souvent: Mais je veux faire valoir l'appetit et la faim: je n'aurois nul plaisir a trainer a la medecinale, trois ou quatre chetifs repas par jour, ainsi contrains. Qui m'asseureroit, que le goust ouvert, que j'ay ce matin, je le retrouvasse encore a souper? Prenons, sur tout les vieillards: prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d'almanachs les esperances et les prognostiques. L'extreme fruict de ma sante, c'est la volupte: tenons nous a la premiere presente et cognue. J'evite la constance en ces loix de jeusne. Qui veut qu'une forme luy serve, fuye a la continuer; nous nous y durcissons, nos forces s'y endorment: six mois apres, vous y aurez si bien acoquine vostre estomach, que vostre proffit, ce ne sera que d'avoir perdu la liberte d'en user autrement sans dommage.

Je ne porte les jambes, et les cuisses, non plus couvertes en hyver qu'en este, un bas de soye tout simple: Je me suis laisse aller pour le secours de mes reumes, a tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma colique: Mes maux s'y habituerent en peu de jours, et desdaignerent mes ordinaires provisions. J'estois monte d'une coiffe a un couvrechef, et d'un bonnet a un chapeau double. Les embourreures de mon pourpoint, ne me servent plus que de galbe: ce n'est rien: si je n'y adjouste une peau de lievre, ou de vautour: une calote a ma teste. Suyvez ceste gradation, vous irez beau train. Je n'en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que j'y ay donne, si j'osois. Tombez vous en quelque inconvenient nouveau? ceste reformation ne vous sert plus: vous y estes accoustume, cherchez en une autre: Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empestrer a des regimes contraincts, et s'y astreignent superstitieusement: il leur en faut encore, et encore apres, d'autres au dela: ce n'est jamais fait.

Pour nos occupations, et le plaisir: il est beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le disner, et remettre a faire bonne chere a l'heure de la retraicte et du repos, sans rompre le jour: ainsi le faisois-je autresfois. Pour la sante, je trouve depuis par experience au contraire, qu'il vaut mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant.

Je ne suis guere subject a estre altere ny sain ny malade: j'ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif. Et communement, je ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien, pour un homme de commune facon: En este, et en un repas appetissant, je n'outrepasse point seulement les limites d'Auguste, qui ne beuvoit que trois fois precisement: mais pour n'offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s'arrester a quattre, comme a un nombre mal fortune, je coule a un besoing, jusques a cinq: Trois demysetiers, environ. Car les petis verres sont les miens favoris: Et me plaist de les vuider, ce que d'autres evitent comme chose mal seante. Je trempe mon vin plus souvent a moitie, par fois au tiers d'eau. Et quand je suis en ma maison, d'un ancien usage que son medecin ordonnoit a mon pere, et a soy, on mesle celuy qu'il me faut, des la sommelerie, deux ou trois heures avant qu'on serve. Ils disent, que Cranaus Roy des Atheniens fut inventeur de cest usage, de tremper le vin: utilement ou non, j'en ay veu debattre. J'estime plus decent et plus sain, que les enfans n'en usent qu'apres seize ou dix-huict ans. La forme de vivre plus usitee et commune, est la plus belle: Toute particularite, m'y semble a eviter: et hairois autant un Aleman qui mist de l'eau au vin, qu'un Francois qui le buroit pur. L'usage publiq donne loy a telles choses.

Je crains un air empesche, et fuys mortellement la fumee: (la premiere reparation ou je courus chez moy, ce fut aux cheminees, et aux retraictz, vice commun des vieux bastimens, et insupportable:) et entre les difficultez de la guerre, comte ces espaisses poussieres, dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d'une journee. J'ay la respiration libre et aysee: et se passent mes morfondements le plus souvent sans offence du poulmon, et sans toux.

L'asprete de l'este m'est plus ennemie que celle de l'hyver: car outre l'incommodite de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent a la teste: mes yeux s'offencent de toute lueur esclatante: je ne scaurois a ceste heure disner assiz, vis a vis d'un feu ardent, et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j'avois plus accoustume de lire, je couchois sur mon livre, une piece de verre, et m'en trouvois fort soulage. J'ignore jusques a present, l'usage des lunettes: et vois aussi loing, que je fis onques, et que tout autre: Il est vray, que sur le declin du jour, je commence a sentir du trouble, et de la foiblesse a lire: dequoy l'exercice a tousjours travaille mes yeux: mais sur tout nocturne. Voyla un pas en arriere: a toute peine sensible. Je reculeray d'un autre; du second au tiers, du tiers au quart, si coiement qu'il me faudra estre aveugle forme, avant que je sente la decadence et vieillesse de ma veue. Tant les Parques destordent artificiellement nostre vie. Si suis-je en doubte, que mon ouie marchande a s'espaissir: et verrez que je l'auray demy perdue, que je m'en prendray encore a la voix de ceux qui parlent a moy. Il faut bien bander l'ame, pour luy faire sentir, comme elle s'escoule.

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