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Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗

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– Il pratique une philosophie departementale. Il appelle l'art un sacerdoce.

– Il dit sacerdoce! fit Rodolphe avec epouvante.

– Il le dit.

– Et en litterature quelle est sa voie?

– Il frequente Telemaque.

– Tres-bien, dit Schaunard en machant le foin des artichauts.

– Comment! Tres-bien, imbecile? interrompit Marcel; ne t'avise pas de repeter cela dans la rue.

Schaunard, contrarie de cette reprimande, donna par-dessous la table un coup de pied a Phemie, qu'il venait de surprendre faisant une invasion dans sa sauce.

– Encore une fois, dit Rodolphe, quelle est sa condition dans le monde? De quoi vit-il? Son nom? Sa demeure?

– Sa condition est honorable, il est professeur de toutes sortes de choses au sein d'une riche famille. Il s'appelle Carolus Barbemuche, mange ses revenus dans des habitudes de luxe et loge rue Royale, dans un hotel.

– Un hotel garni?

– Non, il y a des meubles.

– Je demande la parole, dit Marcel. Il est evident pour moi que Colline est corrompu; il a vendu d'avance son vote pour une somme quelconque de petits verres. N'interromps pas, fit Marcel, en voyant le philosophe se lever pour protester, tu repondras tout a l'heure. Colline, ame venale, vous a presente cet etranger sous un aspect trop favorable pour qu'il soit l'image de la verite. Je vous l'ai dit, j'entrevois les desseins de cet etranger. Il veut speculer sur nous. Il s'est dit: voila des gaillards qui font leur chemin; il faut me fourrer dans leur poche, j'arriverai avec eux au debarcadere de la renommee.

– Tres-bien, dit Schaunard; est-ce qu'il n'y a plus de sauce?

– Non, repondit Rodolphe, l'edition est epuisee.

– D'un autre cote, continua Marcel, ce mortel insidieux que patronne Colline n'aspire peut-etre a l'honneur de notre intimite qu'avec de coupables pensees. Nous ne sommes pas seuls ici, messieurs, continua l'orateur en jetant sur les femmes un regard eloquent; et le protege de Colline, en s'introduisant a notre foyer sous le manteau de la litterature, pourrait bien n'etre qu'un seducteur felon. Reflechissez! Pour moi, je vote contre l'admission.

– Je demande la parole pour une rectification seulement, dit Rodolphe. Dans son improvisation remarquable, Marcel a dit que le nomme Carolus voulait, dans le but de nous deshonorer, s'introduire chez nous sous le manteau de la litterature.

– C'etait une figure parlementaire, fit Marcel.

– Je blame cette figure; elle est mauvaise. La litterature n'a pas de manteau.

– Puisque je fais ici les fonctions de rapporteur, dit Colline en se levant, je soutiendrai les conclusions de mon rapport. La jalousie qui le devore egare les sens de notre ami Marcel, le grand artiste est insense…

– A l'ordre! Hurla Marcel.

– …Insense, au point que lui, si bon dessinateur, vient d'introduire dans son discours une figure dont le spirituel orateur qui m'a succede a cette tribune a releve les incorrections.

– Colline est un idiot, s'ecria Marcel en donnant sur la table un violent coup de poing qui determina une profonde sensation parmi les assiettes, Colline n'entend rien en matiere de sentiment, il est incompetent dans la question, il a un vieux bouquin a la place du c?ur. (Rires prolonges chez Schaunard.) Pendant tout ce tumulte, Colline secouait gravement les torrents d'eloquence contenus aux plis de sa cravate blanche. Quand le silence fut retabli, il continua ainsi son discours.

– Messieurs, je vais d'un seul mot faire evanouir dans vos esprits les craintes chimeriques que les soupcons de Marcel auraient pu y faire naitre a l'endroit de Carolus.

– Essaye un peu de faire evanouir, dit Marcel en raillant.

– Ce ne sera pas plus difficile que ca, repondit Colline, en eteignant d'un souffle l'allumette avec laquelle il venait d'allumer sa pipe.

– Parlez! Parlez! Crierent en masse Rodolphe, Schaunard et les femmes, pour qui le debat offrait un grand interet.

– Messieurs, dit Colline, bien que j'aie ete personnellement et violemment attaque dans cette enceinte, bien qu'on m'ait accuse d'avoir vendu l'influence que je puis exercer parmi vous pour des spiritueux, fort de ma conscience, je ne repondrai pas aux attaques qu'on fait a ma probite, a ma loyaute, a ma moralite. (Emotion.) Mais, il est une chose que je veux faire respecter, moi. (L'orateur se donne deux coups de poing sur le ventre.) C'est ma prudence bien connue de vous qu'on a voulu mettre en doute. On m'accuse de vouloir faire penetrer parmi vous un mortel ayant le dessein d'etre hostile a votre bonheur… sentimental. Cette supposition est une insulte a la vertu de ces dames, et, de plus, une insulte a leur bon gout. Carolus Barbemuche est fort laid. (Denegation visible sur le visage de Phemie, Teinturiere, rumeur sous la table. C'est Schaunard qui corrige a coups de pied la franchise compromettante de sa jeune amie.)

– Mais, continua Colline, ce qui va reduire en poudre le miserable argument dont mon adversaire se fait une arme contre Carolus en exploitant vos terreurs, c'est que ledit Carolus est philosophe platonicien. (Sensation au banc des hommes, tumulte au banc des femmes.)

– Platonicien, qu'est-ce que ca veut dire? demanda Phemie.

– C'est la maladie des hommes qui n'osent pas embrasser les femmes, dit Mimi, j'ai eu un amant comme ca, je l'ai garde deux heures.

– Des betises, quoi! fit Mademoiselle Musette.

– Tu as raison, ma chere, lui dit Marcel, le platonisme en amour, c'est de l'eau dans du vin, vois-tu? Buvons notre vin pur.

– Et vive la jeunesse! ajouta Musette.

La declaration de Colline avait determine une reaction favorable envers Carolus. Le philosophe voulut profiter du bon mouvement opere par son eloquente et adroite inculpation.

– Maintenant, continua-t-il, je ne vois pas quelles seraient justement les preventions qu'on pourrait elever contre ce jeune mortel, qui, apres tout, nous a rendu service. Quant a moi qu'on accuse d'avoir agi a l'etourdie en voulant l'introduire parmi nous, je considere cette opinion comme attentatoire a ma dignite. J'ai agi dans cette affaire avec la prudence du serpent; et si un vote motive ne me conserve pas cette prudence, j'offre ma demission.

– Voudrais-tu poser la question de cabinet? dit Marcel.

– Je la pose, repondit Colline. Les trois bohemes se consulterent, et d'un commun accord on s'entendit pour restituer au philosophe le caractere de haute prudence qu'il reclamait. Colline laissa ensuite la parole a Marcel, lequel, revenu un peu de ses preventions, declara qu'il voterait peut-etre pour les conclusions du rapporteur. Mais avant de passer au vote definitif qui ouvrirait a Carolus l'intimite de la boheme, Marcel fit mettre aux voix cet amendement:

«Comme l'introduction d'un nouveau membre dans le cenacle etait chose grave, qu'un etranger pouvait y apporter des elements de discorde, en ignorant les m?urs, les caracteres et les opinions de ses camarades, chacun des membres passerait une journee avec ledit Carolus, et se livrerait a une enquete sur sa vie, ses gouts, sa capacite litteraire et sa garde-robe. Les bohemiens se communiqueraient ensuite leurs impressions particulieres, et l'on statuerait apres sur le refus ou l'admission: en outre, avant cette admission, Carolus devrait subir un noviciat d'un mois, c'est-a-dire qu'il n'aurait pas avant cette epoque le droit de les tutoyer et de leur donner le bras dans la rue. Le jour de la reception arrive, une fete splendide serait donnee aux frais du recipiendaire. Le budget de ces rejouissances ne pourrait pas s'elever a moins de douze francs.»

Cet amendement fut adopte a la majorite de trois voix contre une, celle de Colline, qui trouvait qu'on ne s'en rapportait pas assez a lui, et que cet amendement attentait de nouveau a sa prudence.

Le soir meme, Colline alla expres de tres-bonne heure au cafe, afin d'etre le premier a voir Carolus.

Il ne l'attendit pas longtemps. Carolus arriva bientot, portant a la main trois enormes bouquets de roses.

– Tiens! dit Colline avec etonnement, que comptez-vous faire de ce jardin?

– Je me suis souvenu de ce que vous m'avez dit hier, vos amis viendront sans doute avec leurs dames, et c'est a leur intention que j'apporte ces fleurs; elles sont fort belles.

– En effet, il y en a au moins pour quinze sous.

– Y pensez-vous? reprit Carolus: au mois de decembre, si vous disiez quinze francs.

– Ah! Ciel! s'ecria Colline, un trio d'ecus pour ces simples dons de flore, quelle folie! Vous etes donc parent des cordilleres? Eh bien, mon cher monsieur, voila quinze francs que nous allons etre forces d'effeuiller par la fenetre.

– Comment! Que voulez-vous dire?

Colline raconta alors les soupcons jaloux que Marcel avait fait concevoir a ses amis, et instruisit Carolus de la violente discussion qui avait eu lieu entre les bohemes a propos de son introduction dans le cenacle. J'ai proteste que vos intentions etaient immaculees, ajouta Caroline, mais l'opposition n'a pas ete moins vive. Gardez-vous donc de renouveler les soupcons jaloux qu'on a pu concevoir sur vous en etant trop galant avec ces dames, et, pour commencer, faisons disparaitre ces bouquets.

Et Colline prit les roses et les cacha dans une armoire qui servait de debarras.

– Mais ce n'est pas tout, reprit-il: ces messieurs desirent avant de se lier intimement avec vous, se livrer, chacun en particulier a une enquete sur votre caractere, vos gouts, etc. Puis, pour que Barbemuche ne heurtat pas trop ses amis, Colline lui traca rapidement un portrait moral de chacun des bohemes. Tachez de vous trouver d'accord avec eux separement, ajouta le philosophe, et a la fin ils seront tous pour vous.

Carolus consentit a tout.

Les trois amis arriverent bientot, accompagnes de leurs epouses.

Rodolphe se montra poli avec Carolus, Schaunard fut familier, Marcel resta froid. Pour Carolus, il s'efforca d'etre gai et affectueux avec les hommes, en etant tres-indifferent avec les femmes.

En se quittant le soir, Barbemuche invita Rodolphe a diner pour le lendemain. Seulement, il le pria de venir chez lui a midi.

Le poete accepta.

– Bon, se dit-il a lui-meme, c'est moi qui commencerai l'enquete.

Le lendemain, a l'heure convenue, Rodolphe se rendit chez Carolus. Barbemuche logeait en effet dans un fort bel hotel de la Rue Royale, et y occupait une chambre ou regnait un certain confortable. Seulement, Rodolphe parut etonne de voir, bien qu'on fut en plein jour, les volets fermes, les rideaux tires et deux bougies allumees sur une table. Il en demanda des explications a Barbemuche.

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