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Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗

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– L'etude est fille du mystere et du silence, repondit celui-ci. On s'assit et on causa. Au bout d'une heure de conversation, Carolus, avec une patience et une adresse oratoire infinies, sut amener une phrase qui, malgre sa forme humble n'etait rien moins qu'une sommation faite a Rodolphe d'avoir a ecouter un petit opuscule qui etait le fruit des veilles dudit Carolus.

Rodolphe comprit qu'il etait pris. Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s'inclina poliment, en assurant qu'il etait enchante de ce que…

Carolus n'attendit pas le reste de la phrase. Il courut mettre le verrou a la porte de la chambre, la ferma a clef en dedans, et revint pres de Rodolphe. Il prit ensuite un petit cahier dont le format etroit et le peu d'epaisseur amenerent un sourire de satisfaction sur la figure du poete.

– C'est la le manuscrit de votre ouvrage? demanda-t-il.

– Non, repondit Carolus, c'est le catalogue de mes manuscrits, et je cherche le numero de celui que vous me permettez de vous lire… Voila: Don Lopez, ou la Fatalite, numero 14. C 'est sur le troisieme rayon, dit Carolus, et il alla ouvrir une petite armoire dans laquelle Rodolphe apercut avec epouvante une grande quantite de manuscrits. Carolus en prit un, ferma l'armoire et vint s'asseoir en face du poete.

Rodolphe jeta un coup d'?il sur l'un des quatre cahiers dont se composait l'ouvrage, ecrit sur un papier format du champ de mars.

– Allons, se dit-il, ce n'est pas en vers… mais ca s'appelle Don Lopez!

Carolus prit le premier cahier et commenca ainsi sa lecture:

«Par une froide nuit d'hiver, deux cavaliers, enveloppes dans les plis de leurs manteaux et montes sur des mules indolentes, cheminaient cote a cote sur l'une des routes qui traversent la solitude affreuse des deserts de la Sierra Morena…»

– Ou suis-je? Pensa Rodolphe atterre par ce debut. Carolus continua ainsi la lecture du premier chapitre, ecrit tout dans ce style.

Rodolphe ecoutait vaguement et songeait a trouver un moyen de s'evader.

– Il y a bien la fenetre, se disait-il en lui-meme; mais, outre qu'elle est fermee, nous sommes au quatrieme. Ah! Je comprends maintenant toutes ces precautions.

– Que dites-vous de mon premier chapitre? demanda Carolus; je vous en supplie, ne me menagez pas les critiques.

Rodolphe crut se rappeler qu'il avait entendu des lambeaux de philosophie declamatoire sur le suicide, proferes par le nomme Lopez, heros du roman, et il repondit a tout hasard:

– La grande figure de Don Lopez est etudiee avec conscience; ca rapelle la Profession de foi du vicaire savoyard; la description de la mule de Don Alvar me plait infiniment; on dirait une ebauche de Gericault. Le paysage offre de belles lignes; quant aux idees, c'est de la graine de J-J Rousseau semee dans le terrain de Lesage.

Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de virgules, et vous abusez du mot dorenavant ; c'est un joli mot qui fait bien de temps en temps, ca donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser. Carolus prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D Lopez ou la Fatalite.

– J'ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe; il vendait des cigarettes et du chocolat de Bayonne, c'etait peut-etre un parent du votre… Continuez…

A la fin du second chapitre, le poete interrompit Carolus.

– Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal a la gorge? Lui demanda-t-il.

– Aucunement, repondit Carolus; vous allez savoir l'histoire d'Inesille.

– J'en suis tres-curieux… Cependant, si vous etiez fatigue, dit le poete, il ne faudrait pas…

– Chapitre iii dit Carolus d'une voix claire.

Rodolphe examina attentivement Carolus, et s'apercut qu'il avait le cou tres-court et le teint sanguin.

J'ai encore un espoir, pensa le poete apres qu'il eut fait cette decouverte. C'est l'apoplexie.

– Nous allons passer au Chapitre iv. Vous aurez l'obligeance de me dire ce que vous pensez de la scene d'amour.

Et Carolus reprit sa lecture.

Dans un moment ou il regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l'effet que produisait son dialogue, Carolus apercut le poete qui, incline sur sa chaise, tendait la tete dans l'attitude d'un homme qui ecoute des sons lointains.

– Qu'avez-vous? Lui demanda-t-il.

– Chut! dit Rodolphe: n'entendez-vous pas? Il me semble qu'on crie au feu! Si nous allions voir? Carolus ecouta un instant, mais n'entendit rien.

– L'oreille m'aura tinte, fit Rodolphe, continuez; Don Alvar m'interesse prodigieusement; c'est un noble jeune homme.

Carolus continua a lire et mit toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune Don Alvar.

«O Inesille, qui que vous soyez, ange ou demon, et quelle que soit votre patrie, ma vie est a vous, et je vous suivrai, fut-ce au ciel, fut-ce en enfer.»

En ce moment on frappa a la porte, et une voix appela Carolus du dehors.

– C'est mon portier, dit-il en allant entre-bailler sa porte.

C'etait en effet le portier; il apportait une lettre; Carolus l'ouvrit avec precipitation. Facheux contre-temps, dit-il; nous sommes obliges de remettre la lecture a une autre fois; je recois une nouvelle qui me force a sortir sans retard.

– Oh! Pensa Rodolphe, voila une lettre qui tombe du ciel; je reconnais le cachet de la Providence.

– Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course a laquelle m'oblige ce message, apres quoi nous irons diner.

– Je suis a vos ordres, dit Rodolphe.

Le soir, quand il revint dans le cenacle, le poete fut interroge par ses amis a propos de Barbemuche.

– Es-tu content de lui? T'a-t-il bien traite? demanderent Marcel et Schaunard.

– Oui, mais ca m'a coute cher, dit Rodolphe.

– Comment? Est-ce que Carolus t'aurait fait payer? demanda Schaunard avec une indignation croissante.

– Il m'a lu un roman dans l'interieur duquel on se nomme Don Lopez et Don Alvar, et ou les jeunes premiers appellent leur maitresse Ange ou Demon .

– Quelle horreur! Dirent tous les bohemes en ch?ur.

– Mais autrement, fit Colline, litterature a part, quel est ton avis sur Carolus?

– C'est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire personnellement vos observations: Carolus compte nous traiter tous les uns apres les autres. Schaunard est invite a dejeuner pour demain. Seulement, ajouta Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, mefiez-vous de l'armoire aux manuscrits, c'est un meuble dangereux.

Schaunard fut exact au rendez-vous, et se livra a une enquete de commissaire-priseur et d'huissier operant une saisie. Aussi revint-il le soir l'esprit rempli de notes; il avait etudie Carolus sous le point de vue des choses mobilieres.

– Eh bien lui demanda-t-on, quel est ton avis?

– Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est petri de bonnes qualites; il sait les noms de tous les vins, et m'a fait manger des choses delicates, comme on n'en fait pas chez ma tante le jour de sa fete. Il me parait lie assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des panoramas. J'ai remarque, en outre, qu'il etait a peu pres de notre taille a tous, ce qui fait qu'au besoin nous pourrions lui preter nos habits. Ses m?urs sont moins severes que Colline voulait bien le dire; il s'est laisse mener partout ou j'ai voulu le conduire, et m'a paye un dejeuner en deux actes, dont le second s'est passe dans un cabaret de la halle, ou je suis connu pour y avoir fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entre la-dedans comme un homme naturel. Voila! Marcel est invite pour demain.

Carolus savait que Marcel etait, parmi les bohemes, celui qui faisait le plus obstacle a sa reception dans le cenacle: aussi il le traita avec une recherche particuliere; mais ou il se rendit surtout l'artiste favorable, ce fut en lui donnant l'esperance qu'il lui procurerait des portraits dans la famille de son eleve.

Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n'y trouverent plus cette hostilite de parti pris qu'il avait montree d'abord contre Carolus. Le quatrieme jour, Colline informa Barbemuche qu'il etait admis.

– Quoi! Je suis recu, dit Carolus au comble de la joie.

– Oui, repondit Colline, mais a corrections.

– Qu'entendez-vous par la?

– Je veux dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra vous corriger.

– Je ferai en sorte de vous imiter, repondit Carolus. Pendant tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien frequenta assidument les bohemes; et, mis a meme d'etudier plus profondement les m?urs, il n'etait pas sans eprouver quelquefois de grands etonnements.

Un matin, Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.

– Eh bien, mon cher, lui dit-il, vous etes definitivement des notres, c'est fini. Reste maintenant a fixer le jour de la grande fete et l'endroit ou elle aura lieu; je viens m'entendre avec vous.

– Mais ca se trouve parfaitement, repondit Carolus: les parents de mon eleve sont en ce moment a la campagne; le jeune vicomte, dont je suis le mentor, me pretera pour une soiree les appartements: comme ca, nous serons plus a notre aise; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.

– Ce serait assez delicat, repondit Colline; nous lui ouvrirons les horizons litteraires; mais croyez-vous qu'il consente?

– J'en suis sur d'avance.

– Alors il ne reste plus qu'a fixer le jour.

– Nous arrangerons cela ce soir au cafe, dit Barbemuche.

Carolus alla ensuite retrouver son eleve et lui annonca qu'il venait d'etre recu membre d'une haute societe litteraire et artistique, et que, pour celebrer sa reception, il comptait donner un diner suivi d'une petite fete; il lui proposait donc de faire partie des convives:

– Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fete se prolongera dans la nuit, pour notre commodite, ajouta Carolus, nous donnerons ce petit gala ici, dans les appartements. Francois, votre domestique, est discret, vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.

– Imprimes? dit le jeune homme.

– Imprimes, certainement; l'un d'eux est redacteur en chef de l'Echarpe d'Iris que recoit madame votre mere; ce sont des gens tres-distingues, presque celebres; je suis leur ami intime; ils ont de charmantes femmes.

– Il y aura des femmes? dit le vicomte Paul.

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