Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читаем книги онлайн txt) 📗
Je retournai au logis avec mon camarade, et, apres avoir un peu raisonne ensemble, nous allames dans une foret qui etait peu eloignee, ou moi avec mon couteau, et lui avec un caillou tranchant emmanche fort adroitement, nous coupames le bois necessaire pour l’ouvrage. Afin de ne point ennuyer le lecteur du detail de notre travail, il suffit de dire qu’en six semaines de temps nous fimes une espece de canot a la facon des Indiens, mais beaucoup plus large, que je couvris de peaux de yahous cousues ensemble avec du fil de chanvre. Je me fis une voile de ces memes peaux, ayant choisi pour cela celles des jeunes yahous, parce que celles des vieux auraient ete trop dures et trop epaisses; je me fournis aussi de quatre rames; je fis provision d’une quantite de chair cuite de lapins et d’oiseaux, avec deux vaisseaux, l’un plein d’eau et l’autre de lait. Je fis l’epreuve de mon canot dans un grand etang, et y corrigeai tous les defauts que j’y pus remarquer, bouchant toutes les voies d’eau avec du suc de yahou, et tachant de le mettre en etat de me porter avec ma petite cargaison. Je le mis alors sur une charrette, et le fis conduire au rivage par des yahous, sous la conduite de l’alezan et d’un autre domestique.
Lorsque tout fut pret, et que le jour de mon depart fut arrive, je pris conge de mon maitre, de madame son epouse et de toute sa maison, ayant les yeux baignes de larmes et le c?ur perce de douleur. Son Honneur, soit par curiosite, soit par amitie, voulut me voir dans mon canot, et s’avanca vers le rivage avec plusieurs de ses amis du voisinage. Je fus oblige d’attendre plus d’une heure a cause de la maree; alors, observant que le vent etait bon pour aller a l’ile, je pris le dernier conge de mon maitre. Je me prosternai a ses pieds pour les lui baiser, et il me fit l’honneur de lever son pied droit de devant jusqu’a ma bouche. Si je rapporte cette circonstance, ce n’est point par vanite; j’imite tous les voyageurs, qui ne manquent point de faire mention des honneurs extraordinaires qu’ils ont recus. Je fis une profonde reverence a toute la compagnie, et, me jetant dans mon canot, je m’eloignai du rivage.
Chapitre XI
L’auteur est perce d’une fleche que lui decoche un sauvage. Il est pris par des Portugais qui le conduisent a Lisbonne, d’ou il passe en Angleterre.
Je commencai ce malheureux voyage le 15 fevrier, l’an 1715, a neuf heures du matin. Quoique j’eusse le vent favorable, je ne me servis d’abord que de mes rames; mais, considerant que je serais bientot las et que le vent pouvait changer, je me risquai de mettre a la voile, et, de cette maniere, avec le secours de la maree, je cinglai environ l’espace d’une heure et demie. Mon maitre avec tous les Houyhnhnms de sa compagnie resterent sur le rivage jusqu’a ce qu’ils m’eussent perdu de vue, et j’entendis plusieurs fois mon cher ami l’alezan crier: Hnuy illa nyha, majah yahou, c’est-a-dire: Prends bien garde a toi, gentil yahou.
Mon dessein etait de decouvrir, si je pouvais, quelque petite ile deserte et inhabitee, ou je trouvasse seulement ma nourriture et de quoi me vetir. Je me figurais, dans un pareil sejour, une situation mille fois plus heureuse que celle d’un premier ministre. J’avais une horreur extreme de retourner en Europe et d’y etre oblige de vivre dans la societe et sous l’empire des yahous. Dans cette heureuse solitude que je cherchais, j’esperais passer doucement le reste de mes jours, enveloppe de ma philosophie, jouissant de mes pensees, n’ayant d’autre objet que le souverain bien, ni d’autre plaisir que le temoignage de ma conscience, sans etre expose a la contagion des vices enormes que les Houyhnhnms m’avaient fait apercevoir dans ma detestable espece.
Le lecteur peut se souvenir que je lui ai dit que l’equipage de mon vaisseau s’etait revolte contre moi, et m’avait emprisonne dans ma chambre; que je restai en cet etat pendant plusieurs semaines, sans savoir ou l’on conduisait mon vaisseau, et qu’enfin l’on me mit a terre sans me dire ou j’etais. Je crus neanmoins alors que nous etions a dix degres au sud du cap de Bonne-Esperance, et environ a quarante-cinq de latitude meridionale. Je l’inferai de quelques discours generaux que j’avais entendus dans le vaisseau au sujet du dessein qu’on avait d’aller a Madagascar. Quoique ce ne fut la qu’une conjecture, je ne laissai pas de prendre le parti de cingler a l’est, esperant mouiller au sud-ouest de la cote de la Nouvelle-Hollande, et de la me rendre a l’ouest dans quelqu’une des petites iles qui sont aux environs. Le vent etait directement a l’ouest, et, sur les six heures du soir, je supputai que j’avais fait environ dix-huit lieues vers l’est.
Ayant, alors decouvert une tres petite ile eloignee tout au plus d’une lieue et demie, j’y abordai en peu de temps. Ce n’etait qu’un vrai rocher, avec une petite baie que les tempetes y avaient formee. J’amarrai mon canot en cet endroit, et, ayant grimpe sur un des cotes du rocher, je decouvris vers l’est une terre qui s’etendait du sud au nord. Je passai la nuit dans mon canot, et, le lendemain, m’etant mis a ramer de grand matin et de grand courage, j’arrivai a sept heures a un endroit de la Nouvelle-Hollande qui est au sud-ouest. Cela me confirma dans une opinion que j’avais depuis longtemps, savoir, que les mappemondes et les cartes placent ce pays au moins trois degres de plus a l’est qu’il n’est reellement.
Je n’apercus point d’habitants a l’endroit ou j’avais pris terre, et, comme je n’avais pas d’armes, je ne voulus point m’avancer dans le pays. Je ramassai quelques coquillages sur le rivage, que je n’osai faire cuire, de peur que le feu ne me fit decouvrir par les habitants de la contree. Pendant les trois jours que je me tins cache en cet endroit, je ne vecus que d’huitres et de moules, afin de menager mes petites provisions. Je trouvai heureusement un petit ruisseau dont l’eau etait excellente.
Le quatrieme jour, m’etant risque d’avancer un peu dans les terres, je decouvris vingt ou trente habitants du pays sur une hauteur qui n’etait pas a plus de cinq cents pas de moi. Ils etaient tout nus, hommes, femmes et enfants, et se chauffaient autour d’un grand feu. Un d’eux m’apercut et me fit remarquer aux autres. Alors, cinq de la troupe se detacherent et se mirent en marche de mon cote. Aussitot, je me mis a fuir vers le rivage, je me jetai dans mon canot, et je ramai de toute ma force. Les sauvages me suivirent le long du rivage, et, comme je n’etais pas fort avance dans la mer, ils me decocherent une fleche qui m’atteignit au genou gauche et m’y fit une large blessure, dont je porte encore aujourd’hui la marque. Je craignis que le dard ne fut empoisonne; aussi, ayant rame fortement, et m’etant mis hors de la portee du trait, je tachai de bien sucer ma plaie, et ensuite je bandai mon genou comme je pus.
J’etais extremement embarrasse; je n’osais retourner a l’endroit ou j’avais ete attaque, et, comme j’etais oblige d’aller du cote du nord, il me fallait toujours ramer, parce que j’avais le vent du nord-est. Dans le temps que je jetais les yeux de tous cotes pour faire quelque decouverte, j’apercus, au nord-nord-est, une voile qui, a chaque instant, croissait a mes yeux. Je balancai un peu de temps si je devais m’avancer vers elle ou non. A la fin, l’horreur que j’avais concue pour toute la race des yahous me fit prendre le parti de tirer de bord et de ramer vers le sud pour me rendre a cette meme baie d’ou j’etais parti le matin, aimant mieux m’exposer a toute sorte de dangers que de vivre avec des yahous. J’approchai mon canot le plus pres qu’il me fut possible du rivage, et, pour moi, je me cachai a quelques pas de la, derriere une petite roche qui etait proche de ce ruisseau dont j’ai parle.