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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читаем книги онлайн txt) 📗

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Le vaisseau s’avanca environ a une demi-lieue de la baie, et envoya sa chaloupe avec des tonneaux pour y faire aiguade. Cet endroit etait connu et pratique souvent par les voyageurs, a cause du ruisseau. Les mariniers, en prenant terre, virent d’abord mon canot, et, s’etant mis aussitot a le visiter, ils connurent sans peine que celui a qui il appartenait n’etait pas loin. Quatre d’entre eux, bien armes, chercherent de tous cotes aux environs et enfin me trouverent couche la face contre terre derriere la roche. Ils furent d’abord surpris de ma figure, de mon habit de peaux de lapins, de mes souliers de bois et de mes bas fourres. Ils jugerent que je n’etais pas du pays, ou tous les habitants etaient nus. Un d’eux m’ordonna de me lever et me demanda en langage portugais qui j’etais. Je lui fis une profonde reverence, et je lui dis dans cette meme langue, que j’entendais parfaitement, que j’etais un pauvre yahou banni du pays des Houyhnhnms, et que je le conjurais de me laisser aller. Ils furent surpris de m’entendre parler leur langue, et jugerent, par la couleur de mon visage, que j’etais un Europeen; mais ils ne savaient ce que je voulais dire par les mots de yahou et de Houyhnhnm; et ils ne purent en meme temps s’empecher de rire de mon accent, qui ressemblait au hennissement d’un cheval.

Je ressentais a leur aspect des mouvements de crainte et de haine, et je me mettais deja en devoir de leur tourner le dos et de me rendre dans mon canot, lorsqu’ils mirent la main sur moi et m’obligerent de leur dire de quel pays j’etais, d’ou je venais, avec plusieurs autres questions pareilles. Je leur, repondis que j’etais ne en Angleterre, d’ou j’etais parti il y avait environ cinq ans, et qu’alors la paix regnait entre leur pays et le mien; qu’ainsi j’esperais qu’ils voudraient bien ne me point traiter en ennemi, puisque je ne leur voulais aucun mal, et que j’etais un pauvre yahou qui cherchais quelque ile deserte ou je pusse passer dans la solitude le reste de ma vie infortunee.

Lorsqu’ils me parlerent, d’abord je fus saisi d’etonnement, et je crus voir un prodige. Cela me paraissait aussi extraordinaire que si j’entendais aujourd’hui un chien ou une vache parler en Angleterre. Ils me repondirent, avec toute l’humanite et toute la politesse possibles, que je ne m’affligeasse point, et qu’ils etaient surs que leur capitaine voudrait bien me prendre sur son bord et me mener gratis a Lisbonne, d’ou je pourrais passer en Angleterre; que deux d’entre eux iraient dans un moment trouver le capitaine pour l’informer de ce qu’ils avaient vu et recevoir ses ordres; mais qu’en meme temps, a moins que je ne leur donnasse ma parole de ne point m’enfuir, ils allaient me lier. Je leur dis qu’ils feraient de moi tout ce qu’ils jugeraient a propos.

Ils avaient bien envie de savoir mon histoire et mes aventures; mais je leur donnai peu de satisfaction, et tous conclurent que mes malheurs m’avaient trouble l’esprit. Au bout de deux heures, la chaloupe, qui etait allee porter de l’eau douce au vaisseau, revint avec ordre de m’amener incessamment a bord. Je me jetai a genoux pour prier qu’on me laissat aller et qu’on voulut bien ne point me ravir ma liberte; mais ce fut en vain; je fus lie et mis dans la chaloupe, et, dans cet etat, conduit a bord et dans la chambre du capitaine.

Il s’appelait Pedro de Mendez. C’etait un homme tres genereux et tres poli. Il me pria d’abord de lui dire qui j’etais, et ensuite me demanda ce que je voulais boire et manger. Il m’assura que je serais traite comme lui-meme, et me dit enfin des choses si obligeantes, que j’etais tout etonne de trouver tant de bonte dans un yahou. J’avais neanmoins un air sombre, morne et fache, et je ne repondis autre chose a toutes ses honnetetes, sinon que j’avais a manger dans mon canot. Mais il ordonna qu’on me servit un poulet et qu’on me fit boire du vin excellent, et, en attendant, il me fit donner un bon lit dans une chambre fort commode. Lorsque j’y eus ete conduit, je ne voulus point me deshabiller, et je me jetai sur le lit dans l’etat ou j’etais. Au bout d’une demi-heure, tandis que tout l’equipage etait a diner, je m’echappai de ma chambre dans le dessein de me jeter dans la mer et de me sauver a la nage, afin de n’etre point oblige de vivre avec des yahous. Mais je fus prevenu par un des mariniers, et le capitaine, ayant ete informe de ma tentative ordonna de m’enfermer dans ma chambre.

Apres le diner, dom Pedro vint me trouver et voulut savoir quel motif m’avait porte a former l’entreprise d’un homme desespere. Il m’assura en meme temps qu’il n’avait envie que de me faire plaisir, et me parla d’une maniere si touchante et si persuasive que je commencai a le regarder comme un animal un peu raisonnable. Je lui racontai en peu de mots l’histoire de mon voyage, la revolte de mon equipage dans un vaisseau dont j’etais capitaine, et la resolution qu’ils avaient prise de me laisser sur un rivage inconnu; je lui appris que j’avais, passe trois ans, parmi les Houyhnhnms, qui etaient des chevaux parlants et des animaux raisonnants et raisonnables. Le capitaine prit tout cela pour des visions et des mensonges, ce qui me choqua extremement. Je lui dis que j’avais oublie de mentir depuis que j’avais quitte les yahous d’Europe; que chez les Houyhnhnms on ne mentait point, non pas meme les enfants et les valets; qu’au surplus, il croirait ce qu’il lui plairait, mais que j’etais pret a repondre a toutes les difficultes qu’il pourrait m’opposer, et que je me flattais de lui pouvoir faire connaitre la verite.

Le capitaine, homme sense, apres m’avoir fait plusieurs autres questions pour voir si je ne me couperais pas dans mes discours, et avoir vu que tout ce que je disais etait juste, et que toutes les parties de mon histoire se rapportaient les unes aux autres, commenca a avoir un peu meilleure opinion de ma sincerite, d’autant plus qu’il m’avoua qu’il s’etait autrefois rencontre avec un matelot hollandais, lequel lui avait dit qu’il avait pris terre, avec cinq autres de ses camarades, a une certaine ile ou continent au sud de la Nouvelle-Hollande, ou ils avaient mouille pour faire aiguade; qu’ils avaient apercu un cheval chassant devant lui un troupeau d’animaux parfaitement ressemblants a ceux que je lui avais decrits, et auxquels je donnais le nom yahous, avec plusieurs autres particularites que le capitaine me dit qu’il avait oubliees, et dont il s’etait mis alors peu en peine de charger sa memoire, les regardant comme des mensonges.

Il ajouta que, puisque je faisais profession d’un si grand attachement a la verite, il voulait que je lui donnasse ma parole d’honneur de rester avec lui pendant tout le voyage, sans songer a attenter sur ma vie; qu’autrement il m’enfermerait jusqu’a ce qu’il fut arrive a Lisbonne. Je lui promis ce qu’il exigeait de moi, mais je lui protestai en meme temps que je souffrirais plutot les traitements les plus facheux que de consentir jamais a retourner parmi les yahous de mon pays.

Il ne se passa rien de remarquable pendant notre voyage. Pour temoigner au capitaine combien j’etais sensible a ses honnetetes, je m’entretenais quelquefois avec lui par reconnaissance, lorsqu’il me priait instamment de lui parler, et je tachais alors de lui cacher ma misanthropie et mon aversion pour tout le genre humain. Il m’echappait neanmoins, de temps en temps, quelques traits mordants et satiriques, qu’il prenait en galant homme, et auxquels il ne faisait pas semblant de prendre garde. Mais je passais la plus grande partie du jour seul et isole dans ma chambre, et je ne voulais parler a aucun de l’equipage. Tel etait l’etat de mon cerveau, que mon commerce avec les Houyhnhnms avait rempli d’idees sublimes et philosophiques. J’etais domine par une misanthropie insurmontable; semblable a ces sombres esprits, a ces farouches solitaires, a ces censeurs meditatifs, qui, sans avoir frequente les Houyhnhnms, se piquent de connaitre a fond le caractere des hommes et d’avoir un souverain mepris pour l’humanite.

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