Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (электронную книгу бесплатно без регистрации .TXT) 📗
– C'est comme ca que vous avez passe la nuit? demanda Marcel tres-etonne.
– Oui, repondit la jeune femme.
Rodolphe se reveilla subitement, et, apres avoir embrasse Mimi, il tendit la main a Marcel, qui paraissait tres-intrigue.
– Je vais aller chercher de l'argent pour dejeuner, dit-il au peintre, tu tiendras compagnie a Mimi.
– Eh bien! demanda Marcel a la jeune femme quand ils furent seuls, que s'est-il passe cette nuit?
– Des choses bien tristes, dit Mimi, Rodolphe m'aime toujours.
– Je le sais bien.
– Oui, vous avez voulu l'eloigner de moi, je ne vous en veux pas, Marcel, vous aviez raison; je lui ai fait du mal a ce pauvre garcon.
– Et vous, demanda Marcel, est-ce que vous l'aimez encore?
– Ah! Si je l'aime, dit-elle en joignant les mains, c'est ce qui fait mon tourment. Je suis bien changee, allez, mon pauvre ami, et il a fallu peu de temps pour cela.
– Eh bien! Puisqu'il vous aime, que vous l'aimez, et que vous ne pouvez pas vous passer l'un de l'autre, remettez-vous ensemble, et tachez donc d'y rester une bonne fois.
– C'est impossible, fit Mimi.
– Pourquoi? demanda Marcel. Certainement il serait plus raisonnable que vous vous quittassiez; mais pour ne plus vous revoir, il faudrait que vous fussiez a mille lieues l'un de l'autre.
– Avant peu, je serai plus loin que ca.
– Hein, que voulez-vous dire?
– N'en parlez pas a Rodolphe, cela lui ferait trop de chagrin, je vais m'en aller pour toujours.
– Mais ou?
– Tenez, mon pauvre Marcel, dit Mimi en sanglotant, regardez. Et relevant un peu le drap de son lit, elle montra a l'artiste ses epaules, son cou et ses bras.
– Ah! mon Dieu! s'ecria douloureusement Marcel, pauvre fille!
– N'est-ce pas, mon ami, que je ne me trompe pas et que je vais mourir bientot?
– Mais, comment etes-vous devenue ainsi en si peu de temps?
– Ah! repliqua Mimi, avec la vie que je mene depuis deux mois, ce n'est pas etonnant: toutes les nuits passees a pleurer, les jours a poser dans les ateliers sans feu, la mauvaise nourriture, le chagrin que j'avais; et puis, vous ne savez pas tout: j'ai voulu m'empoisonner avec de l'eau de javelle; on m'a sauvee, mais pas pour longtemps, vous voyez. Avec ca que je n'ai jamais ete bien portante; enfin, c'est ma faute: si j'etais restee tranquille avec Rodolphe, je n'en serais pas la. Pauvre ami, voila encore que je lui retombe sur les bras, mais ca ne sera pas pour longtemps, la derniere robe qu'il me donnera sera toute blanche, mon pauvre Marcel, et on m'enterrera avec. Ah! si vous saviez comme je souffre de savoir que je vais mourir! Rodolphe sait que je suis malade; il est reste plus d'une heure sans parler, hier, quand il a vu mes bras et mes epaules si maigres; il ne reconnaissait plus sa Mimi, helas!… Mon miroir meme ne me reconnait plus. Ah! c'est egal, j'ai ete jolie, et il m'a bien aimee. Ah! mon Dieu! s'ecria-t-elle en cachant sa figure dans les mains de Marcel, mon pauvre ami, je vais vous quitter et Rodolphe aussi. Ah! mon Dieu! et les sanglots etranglerent sa voix.
– Allons, Mimi, dit Marcel, ne vous desolez pas, vous vous guerirez; il faut seulement beaucoup de soins et de tranquillite.
– Ah! Non, fit Mimi, c'est bien fini, je le sens. Je n'ai plus de forces; et quand je suis venue ici hier au soir, j'ai mis plus d'une heure a monter l'escalier. Si j'avais trouve une femme, c'est moi qui serais joliment descendue par la fenetre. Cependant il etait libre, puisque nous n'etions plus ensemble; mais, voyez-vous, Marcel, j'etais bien sure qu'il m'aimait encore. C'est pour ca, dit-elle en fondant en larmes, c'est pour ca que je ne voudrais pas mourir tout de suite: mais c'est fini, tout a fait. Tenez, Marcel, faut qu'il soit bien bon ce pauvre ami, pour m'avoir recue apres tout le mal que je lui ai fait. Ah! Le bon Dieu n'est pas juste, puisqu'il ne me laisse pas seulement le temps de faire oublier a Rodolphe le chagrin que je lui ai cause. Il ne se doute pas de l'etat ou je suis. Je n'ai pas voulu qu'il se couchat a cote de moi, voyez-vous, car il me semble que j'ai deja les vers de la terre apres mon corps. Nous avons passe la nuit a pleurer et a parler d'autrefois. Ah! comme c'est triste, mon ami, de voir derriere soi le bonheur aupres duquel on est passe jadis sans le voir! J'ai du feu dans la poitrine; et quand je remue mes membres, il me semble qu'ils vont se briser. Tenez, dit-elle a Marcel, passez-moi donc ma robe. Je vais faire les cartes pour savoir si Rodolphe apportera de l'argent. Je voudrais faire un bon dejeuner avec vous! Comme autrefois, ca ne me ferait pas de mal; Dieu ne peut pas me rendre plus malade que je ne le suis. Voyez, dit-elle a Marcel en montrant le jeu de cartes qu'elle venait de couper, voila du pique. C'est la couleur de la mort. Et voila du trefle, ajouta-t-elle plus gaiement. Oui, nous aurons de l'argent.
Marcel ne savait que dire devant le delire lucide de cette creature qui avait, comme elle le disait, les vers du tombeau apres elle!
Au bout d'une heure Rodolphe rentra. Il etait accompagne de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien etait en paletot d'ete. Il avait vendu ses habits de drap pour preter de l'argent a Rodolphe, en apprenant que Mimi etait malade. Colline, de son cote, avait ete vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe, qu'il y aurait consenti plutot que de se defaire de ces chers bouquins. Mais Schaunard lui avait fait observer qu'on ne pourrait rien faire de son bras ou de sa jambe.
Mimi s'efforca de reprendre sa gaiete pour accueillir ses anciens amis.
– Je ne suis plus mechante, leur dit-elle, et Rodolphe m'a pardonne. S'il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ca m'est bien egal. Decidement la soie n'est pas bonne pour ma sante, ajouta-t-elle avec un affreux sourire. Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoye chercher un de ses amis, qui venait d'etre recu medecin. C'etait le meme qui avait jadis soigne la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec Mimi.
Rodolphe, prevenu d'avance par Marcel, savait deja le danger que courait sa maitresse. Lorsque le medecin eut consulte Mimi, il dit a Rodolphe:
– Vous ne pouvez pas la garder. A moins d'un miracle elle est perdue. Il faut l'envoyer a l'hopital. Je vais vous donner une lettre pour la pitie; j'y connais un interne, on prendra bien soin d'elle. Si elle atteint le printemps, peut-etre la tirerons-nous de la; mais si elle reste ici, dans huit jours elle ne sera plus.
– Je n'oserai jamais lui proposer cela, dit Rodolphe.
– Je le lui ai dit, moi, repondit le medecin, et elle y consent. Demain je vous enverrai le bulletin d'admission a la pitie.
– Mon ami, dit Mimi a Rodolphe, le medecin a raison, vous ne pourriez pas me soigner ici. A l'hospice on me guerira peut-etre; il faut m'y conduire. Ah! Vois-tu, j'ai tant envie de vivre a present, que je consentirais a finir mes jours une main dans le feu, et l'autre dans la tienne. D'ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas te faire de chagrin; je serai bien soignee, ce jeune homme me l'a dit. On donne du poulet, a l'hopital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu travailleras pour gagner de l'argent, et quand je serai guerie, je reviendrai demeurer avec toi. J'ai beaucoup d'esperance maintenant. Je redeviendrai jolie comme autrefois. J'ai deja ete malade dans le temps, quand je ne te connaissais pas; on m'a sauvee. Pourtant je n'etais pas heureuse dans ce temps-la, j'aurais bien du mourir. Maintenant que je t'ai retrouve et que nous pouvons etre heureux, on me sauvera encore, car je me defendrai joliment contre la maladie. Je boirai toute les mauvaises choses qu'on me donnera, et si la mort me prend, ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j'ai des couleurs. Oui, dit-elle en se regardant dans la glace, voila deja mon bon teint qui me revient; et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles; embrasse-les encore une fois, ca ne sera pas la derniere, va, mon pauvre ami, dit-elle en serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage dans ses cheveux deroules.
Avant de partir a l'hopital, elle voulut que ses amis les bohemes restassent pour passer la soiree avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaiete c'est ma sante. C'est ce bonnet de nuit de vicomte qui m'a rendue malade. Il voulait m'apprendre l'orthographe, figurez-vous; qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Et ses amis donc, quelle societe! Une vraie basse-cour, dont le vicomte etait le paon. Il marquait son linge lui-meme. S'il se marie jamais, je suis sure que c'est lui qui fera les enfants.
Rien de plus navrant que la gaiete quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohemes faisaient de penibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur le ton de plaisanterie ou l'avait montee la pauvre enfant, pour laquelle la destinee filait si vite le lin du dernier vetement.
Le lendemain au matin, Rodolphe recut le bulletin de l'hopital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses jambes; il fallut qu'on la descendit a la voiture. Pendant le trajet, elle souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la derniere chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore; deux ou trois fois elle fit arreter la voiture devant les magasins de nouveautes, pour regarder les etalages.
En entrant dans la salle indiquee par son bulletin, Mimi ressentit un grand coup au c?ur; quelque chose lui dit interieurement que c'etait entre ces murs lepreux et desoles que s'acheverait sa vie. Elle employa tout ce qu'elle avait de volonte pour dissimuler l'impression lugubre qui l'avait glacee.
Quand elle fut couchee dans le lit, elle embrassa Rodolphe une derniere fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la voir le dimanche suivant, qui etait jour d'entree.
– Ca sent bien mauvais ici, lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.
– Oui, dit Rodolphe, adieu, a dimanche. Et il tira sur elle les rideaux du lit. En entendant sur le parquet les pas de son amant qui s'en allait, Mimi fut prise soudainement d'un acces de fievre presque delirante. Elle ouvrit brusquement les rideaux, et, se penchant a demi hors du lit, elle s'ecria d'une voix entrecoupee de larmes:
– Rodolphe, r'emmene-moi! Je veux m'en aller! La religieuse accourut a son cri et tacha de la calmer.
– Oh! dit Mimi, je vais mourir ici.
Le dimanche matin, qui etait le jour ou il devait aller voir Mimi, Rodolphe se rappela qu'il lui avait promis des violettes. Par une superstition poetique et amoureuse, il alla a pied, par un temps horrible, chercher les fleurs que lui avait demandees son amie, dans ces bois d'Aulnay et de Fontenay, ou tant de fois il avait ete avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous le soleil des beaux jours de juin et d'aout, il la trouva morne et glacee. Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les massifs et les bruyeres avec un petit baton, et finit par reunir quelques brins de paillettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l'etang du Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils venaient a la campagne.