Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читаем книги онлайн txt) 📗
Le roi serait le prince le plus absolu de l’univers s’il pouvait engager ses ministres a lui complaire en tout; mais ceux-ci, ayant leurs terres au-dessous dans le continent, et considerant que la faveur des princes est passagere, n’ont garde de se porter prejudice a eux-memes en opprimant la liberte de leurs compatriotes.
Si quelque ville se revolte ou refuse de payer les impots, le roi a deux facons de la reduire. La premiere et la plus moderee est de tenir son ile au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines; par la, il prive le pays et du soleil et de la rosee, ce qui cause des maladies et de la mortalite; mais si le crime le merite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’ile, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, ou ils passent le temps a boire frais tandis que les toits de leurs sont mis en pieces. S’ils continuent temerairement dans leur obstination et leur revolte, le roi a recours alors au dernier remede, qui est de laisser tomber l’ile a plomb sur leur tete, ce qui ecrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince, neanmoins, se porte rarement a cette terrible extremite, que les ministres n’osent lui conseiller, vu que ce procede violent le rendrait odieux au peuple et leur ferait tort a eux-memes, qui ont des biens dans le continent: car l’ile n’appartient qu’au roi, qui aussi n’a que l’ile pour tout domaine.
Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les rois de ce pays ont ete toujours eloignes d’exercer ce dernier chatiment, si ce n’est dans une necessite absolue: c’est que, si la ville qu’on veut detruire etait situee pres de quelques hautes roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu’en Angleterre, aupres des grandes villes, qui ont ete expres baties pres de ces roches pour se preserver de la colere des rois), ou si elle avait un grand nombre de clochers et de pyramides de pierres, l’ile royale, par sa chute, pourrait se briser. Ce sont principalement les clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Aussi, quand Sa Majeste est le plus en courroux, il fait toujours descendre son ile tres doucement, de peur, dit-il, d’accabler son peuple, mais, dans le fond, c’est qu’il craint lui-meme que les clochers ne brisent son ile. En ce cas, les philosophes croient que l’aimant ne pourrait plus la soutenir desormais, et qu’elle tomberait.
Chapitre IV
L’auteur quitte l’ile de Laputa et est conduit aux Balnibarbes. Son arrivee a la capitale. Description de cette ville et des environs. Il est recu avec bonte par un grand seigneur.
Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraite dans cette ile, il est vrai cependant que je m’y crus neglige et tant soit peu meprise. Le prince et le peuple n’y etaient curieux que de mathematiques et de musique; j’etais en ce genre fort au-dessous d’eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.
D’un autre cote, apres avoir vu toutes les curiosites de l’ile, j’avais une forte envie d’en sortir, etant tres las de ces insulaires aeriens. Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences que j’estime beaucoup et dont j’ai meme quelque teinture; mais ils etaient si absorbes dans leurs speculations, que je ne m’etais jamais trouve en si triste compagnie. Je ne m’entretenais qu’avec les femmes (quel entretien pour un philosophe marin!), qu’avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres gens de cette espece, ce qui augmenta encore le mepris qu’on avait pour moi; mais, en verite, pouvais-je faire autrement? Il n’y avait que ceux-la avec qui je pusse lier commerce; les autres ne parlaient point.
Il y avait a la cour un grand seigneur, favori du roi, et qui, pour cette raison seule, etait traite avec respect, mais qui etait, pourtant regarde en general comme un homme tres ignorant et assez stupide; il passait pour avoir de l’honneur et de la probite, mais il n’avait point du tout d’oreille pour la musique, et battait, dit-on, la mesure assez mal; on ajoute qu’il n’avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisees des mathematiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonte; il me faisait souvent l’honneur de me venir voir, desirant s’informer des affaires de l’Europe et s’instruire des coutumes, des m?urs, des lois et des sciences des differentes nations parmi lesquelles j’avais demeure; il m’ecoutait toujours avec une grande attention, et faisait de tres belles observations sur tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s’en servait qu’a la cour et dans les visites de ceremonie; quand nous etions ensemble, il les faisait toujours retirer.
Je priai ce seigneur d’interceder pour moi aupres de Sa Majeste pour obtenir mon conge. Le roi m’accorda cette grace avec regret, comme il eut la bonte de me le dire, et il me fit plusieurs offres avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive reconnaissance.
Le 16 fevrier, je pris conge de Sa Majeste, qui me fit un present considerable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis demeurant a Lagado, capitale des Balnibarbes. L’ile etant alors suspendue au-dessus d’une montagne, je descendis de la derniere terrasse de l’ile de la meme facon que j’etais monte.
Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale, comme j’ai dit, s’appelle Lagado. Ce fut d’abord une assez agreable satisfaction pour moi de n’etre plus en l’air et de me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans aucun embarras, etant vetu comme les habitants et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientot le logis de la personne a qui j’etais recommande. Je lui presentai la lettre du grand seigneur, et j’en fus tres bien recu. Cette personne, qui etait un seigneur balnibarbe, et qui s’appelait Munodi, me donna un bel appartement chez lui, ou je logeai pendant mon sejour en ce pays, et ou je fus tres bien traite.
Le lendemain matin apres mon arrivee, Munodi me prit dans son carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la moitie de Londres; mais les maisons etaient etrangement baties, et la plupart tombaient en ruine; le peuple, couvert de haillons, marchait dans les rues d’un pas precipite, ayant un regard farouche. Nous passames par une des portes de la ville, et nous avancames environ trois mille pas dans la campagne, ou je vis un grand nombre de laboureurs qui travaillaient a la terre avec plusieurs sortes d’instruments, mais je ne pus deviner ce qu’ils faisaient: je ne voyais nulle part aucune apparence d’herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien m’expliquer ce que pretendaient toutes ces tetes et toutes ces mains occupees a la ville et a la campagne, n’en voyant aucun effet; car, en verite, je n’avais jamais trouve ni de terre si mal cultivee, ni de maisons en si mauvais etat et si delabrees, ni un peuple si gueux et si miserable.
Le seigneur Munodi avait ete plusieurs annees gouverneur de Lagado; mais, par la cabale des ministres, il avait ete depose, au grand regret du peuple. Cependant le roi l’estimait comme un homme qui avait des intentions droites, mais qui n’avait pas l’esprit de la cour.
Lorsque j’eus ainsi critique librement le pays et ses habitants, il ne me repondit autre chose sinon que je n’avais pas ete assez longtemps parmi eux pour en juger, et que les differents peuples du monde avaient des usages differents; il me debita plusieurs autres lieux communs semblables; mais, quand nous fumes de retour chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles absurdites j’y remarquais, et ce que je trouvais a redire dans les habits et dans les manieres de ses domestiques. Il pouvait me faire aisement cette question, car chez lui tout etait magnifique, regulier et poli. Je repondis que sa grandeur, sa prudence et ses richesses l’avaient exempte de tous les defauts qui avaient rendu les autres fous et gueux; il me dit que, si je voulais aller avec lui a sa maison de campagne, qui etait a vingt milles, il aurait plus de loisir de m’entretenir surtout cela. Je repondis a Son Excellence que je ferais tout ce qu’elle souhaiterait; nous partimes donc le lendemain au matin.