Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читаем книги онлайн txt) 📗
Je vis ensuite un tres ingenieux architecte, qui avait trouve une methode admirable pour batir les maisons en commencant par le faite et en finissant par les fondements, projet qu’il me justifia aisement par l’exemple de deux insectes, l’abeille et l’araignee.
Il y avait un homme aveugle de naissance qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation etait de composer des couleurs pour les peintres. Ce maitre leur enseignait a les distinguer par le tact et par l’odorat. Je fus assez malheureux pour les trouver alors tres peu instruits, et le maitre lui-meme, comme on peut juger, n’etait pas plus habile.
Je montai dans un appartement ou etait un grand homme qui avait trouve le secret de labourer la terre avec des cochons et d’epargner les frais des chevaux, des b?ufs, de la charrue et du laboureur. Voici sa methode: dans l’espace d’un acre de terre, on enfouissait de six pouces en six pouces une quantite de glands, de dattes, de chataignes, et autres pareils fruits que les cochons aiment; alors, on lachait dans le champ six cents et plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau, mettaient en tres peu de temps la terre en etat d’etre ensemencee, l’engraissaient aussi en lui rendant ce qu’ils y avaient pris. Par malheur, on avait fait l’experience; et, outre qu’on avait trouve le systeme couteux et embarrassant, le champ n’avait presque rien produit. On ne doutait pas neanmoins que cette invention ne put etre d’une tres grande consequence et d’une vraie utilite.
Dans une chambre vis-a-vis logeait un homme qui avait des idees contraires par rapport au meme objet. Il pretendait faire marcher une charrue sans b?ufs et sans chevaux, mais avec le secours du vent, et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mat et des voiles; il soutenait que, par le meme moyen, il ferait aller des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite, on pourrait courir la poste en chaise, en mettant a la voile sur la terre comme sur mer; que puisque sur la mer on allait a tous vents, il n’etait pas difficile de faire la meme chose sur la terre.
Je passai dans une autre chambre, qui etait toute tapissee de toiles d’araignee, et ou il y avait a peine un petit espace pour donner passage a l’ouvrier. Des qu’il me vit, il cria: «Prenez garde de rompre mes toiles!» Je l’entretins, et il me dit que c’etait une chose pitoyable que l’aveuglement ou les hommes avaient ete jusqu’ici par rapport aux vers a soie, tandis qu’ils avaient a leur disposition tant d’insectes domestiques dont ils ne faisaient aucun usage, et qui etaient neanmoins preferables aux vers a soie, qui ne savaient que filer; au lieu que l’araignee saurait tout ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l’usage des toiles d’araignee epargnerait encore dans la suite les frais de la teinture, ce que je concevrais aisement lorsqu’il m’aurait fait voir un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes dont il nourrissait ses araignees; qu’il etait certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et que, comme il en avait de toute espece, il esperait aussi voir bientot des toiles capables de satisfaire, par leurs couleurs, tous les gouts differents des hommes, aussitot qu’il aurait pu trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour ses mouches, afin que les fils de l’araignee en acquissent plus de solidite et de force.
Je vis ensuite un celebre astronome, qui avait entrepris de placer un cadran a la pointe du grand clocher de la maison de ville, ajustant de telle maniere les mouvements diurnes et annuels du soleil avec le vent, qu’ils pussent s’accorder avec le mouvement de la girouette.
Apres avoir visite le batiment des arts, je passai dans l’autre corps de logis, ou etaient les faiseurs de systemes par rapport aux sciences. Nous entrames d’abord dans l’ecole du langage, ou nous trouvames trois academiciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens d’embellir la langue.
L’un d’eux etait d’avis, pour abreger le discours, de reduire tous les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et tous les participes.
L’autre allait plus loin, et proposait une maniere d’abolir tous les mots, en sorte qu’on raisonnerait sans parler, ce qui serait tres favorable a la poitrine, parce qu’il est clair qu’a force de parler les poumons s’usent et la sante s’altere. L’expedient qu’il trouvait etait de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s’entretenir. Ce nouveau systeme, dit-on, aurait ete suivi, si les femmes ne s’y fussent opposees. Plusieurs esprits superieurs de cette academie ne laissaient pas neanmoins de se conformer a cette maniere d’exprimer les choses par les choses memes, ce qui n’etait embarrassant pour eux que lorsqu’ils avaient a parler de plusieurs sujets differents; alors il fallait apporter sur leur dos des fardeaux enormes, a moins qu’ils n’eussent un ou deux valets bien forts pour s’epargner cette peine: ils pretendaient que, si ce systeme avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s’entendre (ce qui serait d’une grande commodite), et qu’on ne perdrait plus le temps a apprendre des langues etrangeres.
De la, nous entrames dans l’ecole de mathematique, dont le maitre enseignait a ses disciples une methode que les Europeens auront de la peine a s’imaginer: chaque proposition, chaque demonstration etait ecrite sur du pain a chanter, avec une certaine encre de teinture cephalique. L’ecolier, a jeun, etait oblige, apres avoir avale ce pain a chanter, de s’abstenir de boire et de manger pendant trois jours, en sorte que, le pain a chanter etant digere, la teinture cephalique put monter au cerveau et y porter avec elle la proposition et la demonstration. Cette methode, il est vrai, n’avait pas eu beaucoup de succes jusqu’ici, mais c’etait, disait-on, parce que l’on s’etait trompe dans la mesure de la dose, ou parce que les ecoliers, malins et indociles, faisaient seulement semblant d’avaler le bolus, ou bien parce qu’ils mangeaient en cachette pendant les trois jours.
Chapitre VI
Suite de la description de l’academie.
Je ne fus pas fort satisfait de l’ecole de politique, que je visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu senses, et la vue de telles personnes a le don de me rendre toujours melancolique. Ces hommes extravagants soutenaient que les grands devaient choisir pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse, plus de capacite, plus de vertu, et qu’ils devaient avoir toujours en vue le bien public, recompenser le merite, le savoir, l’habilete et les services; ils disaient encore que les princes devaient toujours donner leur confiance aux personnes les plus capables et les plus experimentees, et autres pareilles sottises et chimeres, dont peu de princes se sont avises jusqu’ici; ce qui me confirma la verite de cette pensee admirable de Ciceron: qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait ete avance par quelque philosophe.
Mais tous les autres membres de l’academie ne ressemblaient pas a ces originaux dont je viens de parler. Je vis un medecin d’un esprit sublime, qui possedait a fond la science du gouvernement: il avait consacre ses veilles jusqu’ici a decouvrir les causes des maladies d’un Etat et a trouver des remedes pour guerir le mauvais temperament de ceux qui administrent les affaires publiques. On convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une parfaite analogie: donc l’un et l’autre peuvent etre traites avec les memes remedes. Ceux qui sont a la tete des affaires ont souvent les maladies qui suivent: ils sont pleins d’humeurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tete et le c?ur et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de nerfs a la main droite, une faim canine, des indigestions, des vapeurs, des delires et autres sortes de maux. Pour les guerir, notre grand medecin proposait que lorsque ceux qui manient les affaires d’Etat seraient sur le point de s’assembler, on leur taterait le pouls, et que par la on tacherait de connaitre la nature de leur maladie; qu’ensuite, la premiere fois qu’ils s’assembleraient encore, on leur enverrait avant la seance des apothicaires avec des remedes astringents, palliatifs, laxatifs, cephalalgiques, apophlegmatiques, acoustiques, etc…, selon la qualite du mal, et en reiterant toujours le meme remede a chaque seance.